Les Agnéo-Koutchéens constituent une famille de locuteurs de langues indo-européennes. On les a longtemps appelé à tort Tokhariens (les vrais Tokhariens, proches voisins, étant de langue proto-iranienne). En réalité, ils se désignaient eux-mêmes comme Arśi et Kuči, deux noms qui signifient à chaque fois "les lumineux" ou "les blancs", et leurs voisins chinois les désignent souvent comme "les blancs". Ils ont bâti une civilisation sédentaire dans la vallée du Tarim ? aujourd'hui à l'extrême nord-ouest de la Chine, en bordure du désert du Takla-Makan.
Un corpus tardif
Les langues des Agnéens et des Koutchéens constituent deux dialectes assez proches ? quoique non intercompréhensibles, mais qui n'ont laissé de traces écrites qu'entre le VIe et le IXe siècle après J.C. Les textes sont la plupart du temps des traductions de classiques de la littérature bouddhiste.
Bien que plus innovante que la langue koutchéenne, la langue agnéenne apparaît comme figée et limitée aux textes religieux dès les premiers textes, alors que la langue koutchéenne, bien que plus conservatrice, restera d'usage courant jusqu'à une disparition soudaine.
Une préhistoire confuse
Tout porte à croire que les Agnéo-Koutchéens sont restés particulièrement longtemps un peuple nomade des steppes d'Asie centrale, ce qui leur donne une préhistoire particulièrement mal connue. Il est d'ailleurs tout à fait vraisemblable que certains éléments koutchéens soient restés nomades même à l'époque où on connaît à ce groupe une civilisation sédentaire. De surcroît, la linguistique renforce cette confusion.
On a des indices dans les chroniques chinoises pour affirmer que les Agnéo-Koutchéens devaient déjà séjourner dans le désert du Takla-Makan au début du 1er millénaire avant J.C. Des documents en langues indiennes retrouvés dans la vallée du Tarim indiquent par ailleurs qu'au IIIe siècle avant J.C., ils étaient déjà installés là où on les découvrira plus tard, et ce probablement depuis déjà relativement longtemps. Leur première mention en Occident, et à dire vrai une des seules, se trouve chez Hérodote, qui évoque un peuple qu'il appelle 'Αργιππαιοι' sans plus d'indications.
Il est tout à fait remarquable que la première étape qui va conduire la langue indo-européenne jusqu'à devenir les langues respectivement agnéennes et koutchéennes est un abrègement global de son vocalisme, conduisant entre autres à partir des voyelles brèves de l'indo-européen à la formation d'une voyelle réduite notée "ä" qui se maintiendra jusqu'à attestation. C'est également là la toute première étape qui va conduire la langue indo-européenne jusqu'à devenir les langues italiques, entre autres le latin. Comme par ailleurs, les poèmes qui nous sont parvenus ont fait apparaître des tournures figées spécifiques de ces deux familles de langues, il est probable qu'elles sont différentiées de leur langue mère en une seule langue avant de se séparer l'une de l'autre, ou qu'elles sont restées particulièrement longtemps en contact.
Une illustration classique de ces affinités : pour illustrer le travail du poète, on connaît respectivement les tournures : fingo et pingo en latin et tsike şi peke şi en koutchéen, qui toutes deux se traduisent par "je façonne et je peins" (avec des mots).
Relativement conservatrices à l'intérieur de la famille indo-européenne, les langues agnéo-koutchéennes présentent d'importantes affinités avec les langues italiques, et dans une moindre mesure avec les langues germaniques et celtiques. On relève également une série d'échanges de termes (emprunts dans un sens et dans l'autre) avec le grec, ce qui signale que les locuteurs du grec et de l'agnéo-koutchéen commun ont dû se côtoyer après différentiation, mais avant attestation.
C'est notamment par l'emprunt à l'agnéo-koutchéen que l'on a pu comprendre la morphologie étrange du mot grec qui désigne le cheval : 'ιππος'. Alors que la forme reconstituée de l'indo-européen *h2ékwos explique sans difficulté les mots latins equus ou sanskrit áśvah, on attendrait **εππος en grec au lieu de la forme attestée. Le fait est que la forme attendue est attestée une fois, dans une tablette linéaire B où on lit e-kwa-ke-ta pour ekwagetâs, mot disparu à époque classique et qui désigne le commandant d'une unité de cavalerie (avec 'αγω' = conduire). En revanche, dans les mots agnéens yuk et koutchéen yakwe, le y initial est normal au regard de la préhistoire de la langue (il apparaît dès l'instant où l'indo-européen tardif a laissé apparaître un e initial). La filiation a ainsi été la suivante :
*hyäkwäs est emprunté par les Grecs, qui l'adaptent à la morphologie de leur langue et font disparaître le "ä" qui n'a pas d'équivalent ni rien d'approchant en grec.
Il est a contrario tout à fait remarquable que les langues agnéennes et koutchéennes présentent relativement peu de points communs avec les langues indo-européennes hors d'Europe, notamment iraniennes et indiennes, malgré une grande proximité géographique à époque d'attestation, quelques emprunts communs et une forte influence en terme de civilisation. Il a été tout particulièrement important dans l'histoire de la linguistique que l'on relève l'absence de palatalisation des gutturales dans ces langues : le nombre 100 se dit känt en agnéen et kante en koutchéen, ce qui montre le rattachement des langues agnéo-koutchéennes à la catégorie "centum" regroupées à l'ouest du domaine d'expansion des langues indo-européennes, par opposition aux langues "satem" (où comme ici en sanskrit le *k indo-européen a été palatalisé) regroupées à l'est. La présence de cet isolat "centum" le plus à l'est des langues indo-européennes a non seulement montré que les agnéo-koutchéens ont probablement beaucoup bougé à l'époque où ils étaient globalement nomades, mais a aussi contribué à ruiner la vieille théorie qui faisait de l'opposition centum/satem une opposition de dialectes.
Une civilisation au confluent de l'Inde, de la Chine et de la steppe
Dès le début du 1er millénaire av. J.C., les chroniques chinoises évoquent des "barbares occidentaux" dans le désert du Takla-Makan, avec des traits de civilisation évoquant fortement les Agnéo-Koutchéens : http://fr.wikipedia.org/wiki/Tokhariens
Ce sont là aussi des chroniques chinoises qui nous introduisent pour la première fois de façon à peu près sûre les Agnéo-Koutchéens. Lors des incursions des nomades Xiong-nu, probablement une coalition à forte composante turco-mongole et peut-être précurseurs des Huns, qui a ravagé le nord de la Chine à partir du IIIe siècle av. J.C., un peuple appelé Yue-zhi, vaincu par les Xiong-nu en -176, a été chassé de l'ouest du Gansu, une région située en Chine, entre le Xinjiang et la Mongolie intérieure. Les Yue-zhi viennent trouver refuge dans la vallée du Tarim, là où l'on découvre les Agnéo-Koutchéens peu de temps après, et aujourd'hui la plupart des spécialistes s'accordent pour identifier ces deux peuples comme n'en faisant qu'un. Assez vite, les Xiong-nu poursuivent les Agnéo-Koutchéens dans la vallée du Tarim.
Un fait déterminant pour la connaissance des Agnéo-Koutchéens est leur adoption du bouddhisme. C'est par la traduction des textes classiques du bouddhisme en agnéen et en koutchéen que l'on connaît principalement ces deux langues, tout particulièrement l'agnéen.
Cette conversion est antérieure au IVe siècle apr. J.C. Elle n'a peut-être jamais été totale dans la population de base, dans laquelle on connaît des prêtres du paganisme traditionnel encore au VIIe siècle apr. J.C. et chez qui, à l'image de ce qui s'est produit dans toute l'Asie centrale, on observe d'importants remaniements syncrétiques. En revanche, cette conversion a eu une grande importance par le fait que la version koutchéenne du bouddhisme hînayâna a constitué la voie royale de l'adoption du bouddhisme en Chine. Cela peut sembler paradoxal vu d'ici, mais la route directe d'Inde en Chine est extrémement difficile, et si l'on sait que les rares voies directes de communication ont été très tôt bordées de monastères bouddhiques, la rareté et la difficulté des contacts a fait que l'introduction du bouddhisme s'est faite essentiellement par le détour de l'Asie centrale, koutchéenne à l'époque.