La capture des courriers d'Hasdrubal donne l'avantage aux Romains [-207]
La capture des courriers d'Hasdrubal donne l'avantage aux Romains (207 av. J.-C.)
Après le long et inutile siège de Placentia, Hasdrubal Barca décida de reprendre sa route vers le sud de l'Italie. Dans l'optique de faire converger son armée avec celle de son frère, Hannibal Barca, Hasdrubal délégua six messagers, quatre Gaulois et deux Numides. Ceux-ci reçurent l'ordre d'apporter des courriers décisifs à destination d'Hannibal, alors qu'il se trouvait à Metapontum (Metaponto / Bernalda, province de Matera) (Tite-Live, Histoire romaine, XXVII, 43).
Le périple des messagers était risqué, puisque depuis les portes de l'Étrurie, ils devaient traverser toute l'Italie sans éveiller les soupçons des Romains, ce qu'ils parvinrent à faire un certain temps. Ce ne fut que dans le sud de l'Italie que leur présence fut détectée par des fourrageurs romains, dans la région de Tarentum (Tarente, province de Tarente). Ils furent alors conduits au propréteur Quintus Claudius Flamen qui, sous la menace de la torture, leur fit admettre qu'ils étaient des messagers d'Hasdrubal et se fit remettre ces courriers adressés à Hannibal. Le propréteur confia ces précieux courriers au tribun militaire Lucius Verginius Rufus qui, escorté par deux escadrons d'auxiliaires samnites, les apporta au consul Caius Claudius Nero à Canusium (Canosa di Puglia, province de Barletta-Andria-Trani). Là, les courriers furent traduits, dévoilant ainsi aux Romains les plans d'Hasdrubal, mais aussi un dénombrement précis des forces carthaginoises (Appien, Hannibalique, VIII, 52 ; Tite-Live, Histoire romaine, XXVII, 43).
Les courriers furent par la suite envoyés au sénat à Rome, accompagnés par les grandes lignes de la stratégie du consul. Dans ses courriers, Hasdrubal disait être en route pour gagner l'Ombrie, où il espérait qu'Hannibal viendrait le rejoindre, afin d'y faire converger leurs troupes. Alors qu'il se trouvait dans l'extrémité sud de l'Italie, Caius Claudius Nero décida donc de surprendre Hasdrubal en Ombrie, dans la région de Narnia (Narni, province de Terni). Pour ce faire, il réclama en secret l'appui logistique du municipe de Larina (Larino, province de Campobasso), puis celui des Marrucins, des Frentans et des Prétutiens, dont les territoires seraient traversés en route. Il recruta au sein de son armée 6000 fantassins et 1000 cavaliers, auxquels il fit prendre la route du Picenum de nuit, sous un faux prétexte. Enfin, pour que son départ ne soit pas immédiatement détecté par Hannibal, le reste de son armée resta cantonnée dans le camp de Canusium sous la direction de Quintus Catius (Frontin, Stratagèmes, I, 1, 9 ; Tite-Live, Histoire romaine, XXVII, 43-44).
Le consul Marcus Livius Salinator n'était pas non-plus resté inactif de son côté. Son armée s'était portée à la rencontre de celle d'Hasdrubal et campait à seulement 500 pas de celle du Carthaginois (1), dans le voisinage de Sena (Sinigaglia, province d'Ancône). C'est au niveau de ce camp que le consul Caius Claudius Nero rejoignit secrètement son collègue (Appien, Hannibalique, VIII, 52 ; Tite-Live, Histoire romaine, XXVII, 45-46). Les deux consuls ayant réuni leurs forces, ils décidèrent d'attaquer Hasdrubal sans attendre.
(1) 1000 pas romains équivalaient à environ 1475 mètres. La distance entre ces deux camps était donc de l'ordre de 750 mètres.
Appien, Hannibalique, VIII, 52 :"En attendant son frère Hasdrubal, avec une armée qu'il avait enrôlée en Celtibérie, marchait sur Italie. Il fut reçu amicalement par le Gaulois, il passa les Alpes par la route qu'Hannibal avait ouverte, accomplissant en deux mois le trajet qu'Hannibal avait fait en six. Il déboucha en Étrurie avec 48.000 fantassins, 8000 cavaliers, et quinze éléphants. Il envoya des lettres à son frère pour annoncer son arrivée. Ces lettres tombèrent aux mains des Romains et les consuls Salinator et Neron eurent connaissance du nombre de ses forces. Ils ont rassemblèrent leurs propres forces eu un seul corps, se dirigèrent vers lui, et installèrent leur camp près de la ville de Sena."
Frontin, Stratagèmes, I, 1, 9 :"Claudius Néron, voulant détruire l'armée d'Asdrubal avant que celui-ci n'eût fait sa jonction avec Hannibal son frère, résolut, dans ce but, d'aller lui-même, à cause de l'infériorité de ses propres forces, se joindre sans délai à son collègue Livius Salinator, à qui avait été confié le soin de la guerre. Mais comme il fallait éviter qu'Hannibal, en face de qui il avait son camp, s'aperçût de son départ ; après avoir choisi trois cents soldats des plus braves, il ordonna à ceux de ses lieutenants qu'il laissait de maintenir le même nombre de sentinelles et de veilles, de faire allumer la même quantité de feux, et enfin de laisser au camp le même aspect, afin qu'Hannibal, exempt de soupçon, n'osât rien contre le peu d'hommes qui devaient y rester. S'étant ensuite réuni dans l'Ombrie à son collègue en cachant sa marche, il défendit d'agrandir le camp, de peur de donner aucun indice de son arrivée au Carthaginois, qui eût refusé le combat s'il se fût douté que les deux consuls avaient réuni leurs forces."
Tite-Live, Histoire romaine, XXVII, 43 :"Cependant, envoyés par Hasdrubal (qui venait de quitter le siège de Plaisance) pour porter une lettre à Hannibal, quatre cavaliers gaulois et deux Numides, après avoir, au milieu des ennemis, arpenté l'Italie dans presque toute sa longueur, voulant suivre Hannibal dans sa retraite vers Métaponte, sont entraînés par des chemins qu'ils connaissaient mal vers Tarente, et conduits, par des fourrageurs romains répandus dans les champs, au propréteur Quintus Claudius. Après avoir cherché à l'embrouiller par des réponses équivoques, quand la peur de la torture les força d'avouer la vérité, ils révélèrent qu'ils portaient une lettre d'Hasdrubal à Hannibal. Alors, avec leur lettre telle qu'elle était, toute cachetée, on les confie à Lucius Verginius, tribun militaire, pour les conduire au consul Claudius ; on envoie en même temps, pour les escorter, deux escadrons samnites. Quand ils sont arrivés auprès du consul, qu'on a lu la lettre, grâce à un interprète, et interrogé les prisonniers, Claudius, pensant que, pour l'État, les circonstances ne sont pas de celles où, suivant un plan réglé d'avance, chacun, dans les limites de sa province, avec son armée, fait campagne contre l'ennemi à lui désigné par le sénat ; qu'il faut oser inventer quelque manoeuvre imprévue, inopinée, dont l'entreprise n'inspirera pas moins de crainte aux citoyens romains qu'aux ennemis, mais dont l'achèvement les fera passer d'une grande crainte à une grande joie, envoie la lettre d'Hasdrubal à Rome, au sénat, et apprend en même temps aux Pères Conscrits ce qu'il prépare lui-même ; puisque Hasdrubal écrit à son frère qu'il va aller à sa rencontre en Ombrie, ils doivent, eux, mander à Rome la légion de Capoue, faire une levée à Rome, opposer près de Narnia l'armée urbaine à l'ennemi. Voilà ce qu'il écrit au sénat ; il envoie dire de même à tous dans les territoires de Larina, de Marrucinum, des Frentani et des Praetutiani, par où il veut faire passer son armée, d'apporter, de la campagne et des villes, sur la route, des vivres tout prêts pour la nourriture des soldats, d'y amener les chevaux et autres bêtes de somme, afin d'avoir des voitures en abondance pour les hommes fatigués. Il choisit lui-même, dans l'armée entière, ce qu'il y a de plus solide comme citoyens et comme alliés, six mille fantassins, mille cavaliers ; il leur dit qu'il veut prendre la ville de Lucanie la plus proche, avec sa garnison punique ; qu'ils soient tous prêts à marcher. Partant de nuit, il se détourne en direction du Picenum. Ainsi le consul, par étapes aussi longues que possible, amenait des troupes à son collègue, laissant le lieutenant Quintus Catius commander son camp."
Tite-Live, Histoire romaine, XXVII, 44 :"À Rome, il n'y avait pas moins de frayeur et de trouble que deux ans auparavant, lorsque le camp carthaginois avait été placé devant les murs et les portes de Rome. Les gens ne savaient trop s'ils louaient ou blâmaient la marche si audacieuse du consul ; il était clair - et rien n'est plus injuste - qu'on la jugerait sur ses résultats : un camp, près d'un ennemi comme Hannibal, était, disait-on, laissé sans général, avec une armée dont on avait ôté toute l'élite, toute la fleur ; et le consul avait fait semblant de marcher vers la Lucanie, alors qu'il gagnait le Picenum et la Gaule, laissant son camp avec, comme meilleure sauvegarde, l'erreur de l'ennemi, qui ignorait le départ du général et d'une partie des troupes. Qu'arriverait-il si cela se découvrait, si Hannibal voulait, avec toute son armée, ou poursuivre Néron, parti avec six mille soldats, ou envahir un camp laissé comme une proie, sans forces, sans commandement, sans auspices ? Les anciennes défaites de cette guerre, la mort - l'année précédente - des deux consuls, épouvantaient ; et tout cela - disait-on encore - était arrivé alors qu'un seul général, une seule armée ennemie étaient en Italie ; maintenant on faisait deux guerres puniques ; deux armées immenses, deux Hannibals, ou presque, étaient en Italie. Car Hasdrubal, lui aussi, était un fils du même Hamilcar, un chef également actif, entraîné, par tant d'années passées en Espagne, à la guerre contre les Romains, et célèbre par une double victoire, où deux armées, avec les généraux les plus illustres, avaient été anéanties. Bien plus ! Au moins pour la rapidité de sa marche depuis l'Espagne et la façon dont il avait poussé aux armes les peuples gaulois, il pouvait se glorifier beaucoup plus qu'Hannibal lui-même : car il avait levé une armée dans la contrée ou l'autre avait perdu la plupart de ses soldats par la faim et le froid, le genre de mort le plus lamentable. Les gens au courant des affaires d'Espagne ajoutaient même qu'il allait avoir à combattre, en Caius Néron, un général qui n'était pas du tout un inconnu pour lui, mais que, dans un défilé où le hasard l'avait embarrassé et surpris, il avait joué comme un enfant, en l'abusant par la rédaction de conditions de paix trompeuses. Ils exagéraient toutes les forces de l'ennemi, diminuaient les leurs, la crainte, quand on la prend pour guide, penchant toujours vers le pire."
Tite-Live, Histoire romaine, XXVII, 45 :"Quand Néron a mis entre l'ennemi et lui assez de distance pour pouvoir dévoiler son dessein en toute sûreté, il adresse quelques mots à ses soldats : il déclare qu'aucun général n'a conçu un plan en apparence plus audacieux, en réalité plus sûr que le sien ; qu'il est certain de les mener à la victoire ; car, dans une campagne pour laquelle son collègue n'est parti qu'après avoir obtenu, jusqu'à entière satisfaction, infanterie et cavalerie en plus grand nombre, et mieux équipées, que s'il marchait contre Hannibal lui-même, dans une telle campagne, s'ils ajoutent eux-mêmes le poids de leurs forces, même peu important, ils feront pencher toute l'affaire en leur faveur. La seule nouvelle, apportée en pleine bataille - il prendra soin qu'on ne l'apporte pas avant - de l'arrivée de l'autre consul et de l'autre armée, rendra la victoire non douteuse. Ce sont les bruits qui décident des guerres, de légères influences qui poussent les esprits à espérer ou à craindre. Et la gloire de la victoire, eux, soldats de Néron, ils en auront presque tout le fruit : c'est toujours ce qu'on ajoute en dernier lieu qui semble avoir entraîné l'affaire entière. Ils voient eux-mêmes en quelle foule, avec quelle admiration étonnée, quelle faveur on se presse sur leur chemin. En effet, c'était partout entre des rangs d'hommes et de femmes venus de tous côtés des champs, au milieu des voeux et des prières, des éloges aussi, qu'ils marchaient où les appelait la défense de l'État, les protecteurs de la ville et de l'empire de Rome ; dans les armes, dans les bras de ces soldats reposaient, disaient les paysans, leur salut, leur liberté et ceux de leurs enfants. Ils priaient tous les dieux, toutes les déesses, de leur donner une route favorable, un combat heureux, une victoire rapide, et d'exaucer le voeu, qu'ils avaient fait pour eux de pouvoir, comme aujourd'hui ils les accompagnaient avec inquiétude, aller bientôt joyeusement à leur rencontre, quand, vainqueurs, ils triompheraient. Puis chacun disait aux soldats, leur offrait, les priait instamment de lui prendre, à lui plutôt qu'à un autre, ce dont ils avaient besoin pour eux et pour leurs chevaux; on leur donnait tout généreusement, surabondamment ; les soldats répondaient par leur modération, attentifs à ne prendre que le strict nécessaire ; ils ne s'attardaient pas, ne s'éloignaient pas des enseignes, ne s'arrêtaient pas pour prendre les vivres ; ils marchaient jour et nuit; ils s'accordaient à peine le repos suffisant au besoin naturel de leur corps. Le consul avait aussi envoyé des courriers à son collègue pour lui annoncer son arrivée, lui demander s'il voulait le voir venir secrètement ou ouvertement, de jour ou de nuit, et s'installer dans le même camp ou dans un autre. On préféra une arrivée secrète, de nuit."
Tite-Live, Histoire romaine, XXVII, 46 :"Livius avait donné le mot d'ordre pour que, dans son camp, chaque tribun reçût un tribun de Claudius, chaque centurion un centurion, chaque cavalier un cavalier, chaque fantassin, un fantassin : et, en effet, il ne fallait pas, disait-il, agrandir le camp, de peur que l'ennemi ne s'aperçût de l'arrivée de l'autre consul. D'ailleurs, le fait de resserrer un plus grand nombre d'hommes dans l'espace étroit où ils dressaient leurs tentes, allait être plus facile du fait que l'armée de Claudius, dans son expédition, n'avait guère emporté que ses armes. Mais sa colonne s'était, en route, augmentée de volontaires qui étaient venus s'offrir, vieux soldats ayant déjà accompli leur service, ou jeunes gens qui rivalisaient pour donner leur nom et dont il avait enrôlé ceux qui, par leur aspect physique et leur vigueur, paraissaient aptes au service militaire. Le camp de Livius était près de Séna, cinq cents pas environ le séparaient d'Hasdrubal. C'est pourquoi (Claudius) Néron, en approchant, s'arrêta derrière des collines, pour ne pas entrer dans le camp avant la nuit. Il y entra en silence, chacun de ses hommes étant emmené par des hommes du même rang dans leur tente, et reçu comme un hôte, à la grande joie de tous. Le lendemain on tint un conseil, auquel assista aussi le préteur Lucius Porcius Licinus. Son camp touchait celui des consuls ; et, avant leur arrivée, en conduisant son armée par la montagne, tantôt s'installant dans des gorges pour en fermer le passage, tantôt harcelant de flanc ou de dos, la colonne des ennemis, il s'était joué d'eux en usant de toutes les ruses de guerre. Voilà l'homme qui assistait alors au conseil. Beaucoup inclinaient (pour laisser à Néron le temps de reposer ses soldats, fatigués de marches et de veilles, et de prendre ainsi quelques jours pour reconnaître l'ennemi) à retarder le combat ; Néron s'appliqua non seulement à les persuader, mais à les supplier de tout son pouvoir de ne pas rendre son plan, que sa rapidité avait fait sûr, téméraire par leurs retards : par suite d'une erreur qui ne durerait pas longtemps, Hannibal, comme engourdi, n'avait, dit-il, ni attaqué son camp, laissé sans général, ni marché à sa poursuite. Avant qu'il se mît en mouvement, on pouvait détruire l'armée d'Hasdrubal et retourner en Apulie ; celui qui, en ajournant la bataille, donnait un délai à l'ennemi, livrait ce camp à Hannibal et lui ouvrait le chemin de la Gaule, pour rejoindre Hasdrubal, à loisir, où il le voudrait : il fallait donc, sur-le-champ, donner le signal du combat et sortir en lignes, exploiter à fond l'erreur des ennemis absents et présents, tandis qu'ils ne savaient avoir affaire ni, ceux-là, à des adversaires moins nombreux, ni, ceux-ci, à des adversaires plus nombreux et plus forts. Le conseil levé, on arbore le signal du combat, et aussitôt on s'avance en lignes."