A quoi servent les mythes?
Regardons donc d’abord ce qu’est le mythe, dans ses acceptions les plus courantes.
Pour les grecs, le mythos est d’abord, depuis l’épopée jusqu’au 5ème siècle grec , situé dans l’univers de la parole. Il est discours, rumeur, nouvelle, dialogue, conversation, et encore ordre, prescription, projet.
Après Homère, il se charge d’un autre sens, celui de récit non historique, fabuleux, de légende, de fable ou d’apologue.
mythologien signifie alors raconter des fables, composer des récits fabuleux, imaginer par fiction, le mythe est dès lors catégorie de l’Imaginaire "o mythos deloi ... la fable montre… » ainsi se termine chaque fable d’Esope, le mythe étant ici convoqué au service d’une morale sociale. Il est fondateur de culture.
En effet, récits premiers, mettant en scène l’histoire des dieux et des hommes, les mythes fournissent «un ensemble de représentations des rapports du monde et de l’humanité avec les êtres invisibles» . Oscillant entre science et légende, ils contribuent à une mise en place de l’ordre rationnel, à situer l’homme dans l’univers. Idéaltypes, au sens de Max Weber, ils légitiment la portée de la tradition. Le mythe est, dans ce sens, «reconnu pour vrai par les sociétés qui le racontent même s’il n’y a rien de vraisemblable pour l’observateur» .
C’est sans doute ce qui faisait écrire à Claude Lévi-Strauss que le mythe est «une histoire du temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts» , le mythe racontant l’événement fondateur de la condition humaine, de la cité, du peuple, expliquant «pourquoi les choses, différentes au départ, sont devenues comme elles sont et pourquoi il ne peut en être autrement ».
Cette idée de récit fabuleux ayant à voir avec les origines est également développée par Gilbert Durand qui s’intéresse plus, pour ce qui le concerne à la structure du mythe. «Système dynamique de symboles, d’archétypes, de schèmes qui, sous l’impulsion d’un schème, tend à se composer en récit », il est déjà , chez lui, une esquisse de rationalisation puisqu’il utilise le fil du discours. Et de mettre l’accent sur la prétention du mythe à une autre logique, soit à une tentative d’explication du monde ou des phénomènes naturels.
Paul Verdier se propose pour sa part de considérer le mythe comme facteur de relation entre le Divin et le Temps. Pour lui le recours aux mythes correspondrait à la nécessité où se trouvent les hommes de penser le Temps, de définir des cycles temporels qui délimiteraient la vie des dieux, entreprise impensable pour l’homme qui ne dispose que des computs solaires et lunaires pour déterminer les rythmes de sa propre vie. La mythologie et ses récits auraient dés lors pour fonction d’identifier des positions remarquables de la course du Temps par la mise en place de ces révélateurs temporels que sont les fêtes solaires, lorsqu’elles signifient la coïncidence de la course de la Lune et du Soleil, établissant en quelque sorte des résumés du temps. Ainsi les Celtes avaient établi un système calendaire qui résumait et simplifiait la vaste période sacrée de la vie des Dieux, le temps divin étant trop long pour que l’homme puisse le connaître réellement.
« Les mythes sont ainsi de grands récits qui placent l’humanité entière et son drame sous le signe d’un homme exemplaire, qui donnent à l’histoire un élan, une allure, une orientation (par exemple Adam représente, sur le mode symbolique, l’universel concret de l’expérience humaine), qui explorent la faille de la réalité humaine. Le mythe ne peut prendre que dans une multiplicité de récits et nous laisse en face d’une diversité sans fin de systèmes symboliques, semblables aux langues multiples d’un sacré flottant» .
On retrouve cette même démarche dans les travaux sur l'Eternel Retour, trop peu connus, de Jean-Charles Pichon , Lauric Guillaud et leur école. Actuellement diffusés par la revue "Les portes de Thélème"; ils poursuivent les études du maître en étudiant les liens constants que Pichon observe entre histoire et création, le mythe se trouvant, pour lui, en leur confluent.
L’école anthropologique anglaise a toujours, de son côté, proposé une définition plus large du mythe en le référant à ses occurrences dans les sociétés proches ou lointaines, en fonction des recueils qui en étaient faits sur le terrain.
James George Frazer discutait, en 1890, de l’attribution du statut de fondateur à des récits fabuleux. Par exemple, ayant décrit la légende babylonienne de Marduk et Tiamat, qui, pour lui reflétait la métamorphose annuelle de la vallée de l’Euphrate passant de l’hiver au printemps, il écrivait:
« si le combat de Marduk et Tiamat constituait à l’origine une explication mythique du printemps babylonien, il semblerait que sa valeur cosmogonique, en tant que récit de la création, n’ait été introduite qu’après coup » . Il poursuivait alors en estimant que la tradition, et l’habitude prise de célébrer des rituels magiques pour hâter les processus naturels, auraient fait le reste, et tentait de concilier deux interprétations qui lui semblaient conciliables: l’interprétation totémique et l’interprétation cosmologique. Ainsi le serpent ou dragon, animal sacré, pouvait représenter, sous forme mythique, certains phénomènes cosmologiques.
Depuis cette œuvre magistrale, les travaux n’ont fait que s’étendre et concernent d’autres catégories.
• Bronislaw Malinowski définissait les mythes et légendes comme « des histoires qu’on se raconte dans la sérieuse intention d’expliquer les choses, les institutions, les coutumes ».Il les divisait en trois catégories:
• les mythes concernant « l’origine de l’homme et de l’ordre général de la société, et plus particulièrement les divisions totémiques et les rangs sociaux »,
• les mythes ayant pour objet « des acquisitions culturelles, les exploits des héros, l’établissement des coutumes, la naissance des institutions sociales et autres produits de la culture », leur particularité est de former de longs cycles et de se référer à des incidents dramatiques,
• les mythes «associés à certaines formes de magie» que l’on trouve à la base des réalisations culturelles, ils tirent leur force de la magie qui à son tour dépend d’eux. .
Résumant l’ensemble de ces propositions de classification, David Adams Leeming ordonne les mythes en:
• mythes cosmiques, lesquels mettent en scène les récits de la création, du déluge, de l’au-delà , et les apocalypses,
• mythes divins: soit la description des panthéons des divinités des différents peuples, ou la vie des dieux, déesses et autres personnages sacrés,
• mythes héroïques, lesquels racontent la naissance, la vie, l’histoire des héros fondateurs et notamment les quêtes auxquels ils se soumettent. Il range également là les voyages de ces héros dans l’au-delà , leur retour terrestre et leurs apothéoses,
• mythes liés à des lieux et des objets sacrés et là les récits sont innombrables. On se souvient par exemple que Malinowski fixait dans les mythes attachés à des lieux précis les origines des lignages et des tabous sexuels des peuples du Pacifique.
Le mythe appartient à l’univers symbolique et Jacques Bril a montré comment et pourquoi, signe d’une réalité intellectuellement inconnue mais pressentie comme certaine, le mythe en saisissait l’existence au point où il se dégage de la nature (les Grands Ancêtres, par exemple).
C’est la Culture qui fait le lien, le pont, entre les forces du mythe, les éléments qui s’originent dans la Nature et la psychologie des individus. Jacques Bril insiste particulièrement sur ce point de la simultanéité de l’apparition de l’Homme et de la Culture. Avec Homo Sapiens, la culture concentre en elle, institutionnalise, magie, rites, mythes, religion qui assurent un compromis non seulement avec l’univers extérieur mais encore avec les puissances noologiques, soit celles qui sont constitutives de l’esprit humain .
Pour Edgar Morin, la réalité de l’homme est semi-imaginaire, et devient Imaginaire. Pour lui, cette confusion paradoxale est intéressante à explorer. L’Imaginaire est ainsi un concept hyper flou qui comporte deux acceptions:
• l’univers des images qui dépendent d’un support physique, matériel, ex. T.V.
• les fantômes, le rêve, le songe, la mythologie, soit des représentations qui ne supposent pas nécessairement la matérialité d’un support.
Pour nous, le réel c’est l’Imaginaire et chacun des comportements sociaux que nous observons depuis trente ans ne peut que nous renforcer dans cette opinion déjà pressentie par les surréalistes.
André Breton, renvoyait ainsi dos à dos déjà , en 1924, dans le Premier Manifeste du Surréalisme «l’attitude matérialiste, laquelle implique de la part de l’homme un orgueil monstrueux» et «l’attitude réaliste, inspirée du positivisme, de Saint Thomas à Anatole France, hostile à tout essor intellectuel et moral. Je l’ai en horreur, écrivait-il, car elle est faite de haine et de plate suffisance. » avec la conséquence qu’il indiquait: «l’activité des meilleurs esprits s’en ressent, la loi du moindre effort finit par s’imposer à eux comme aux autres» .
L’image ne saurait de fait être une figure enfermée dans de strictes définitions, c’est le rapprochement des éléments contradictoires, leur mise en rapport qui sont significatifs du langage surréaliste, qui font sens.
L’image symbolique dont la surréaliste n’est que le paroxysme est prise de conscience immédiate, intuitive d’un rapport qui existe dans l’univers d’où le prix accordé par Breton aux correspondances. Le langage surréaliste réactive ainsi le désir de changer le monde, dessin paradoxalement bien perçu par le philosophe Emmanuel Mounier quand il écrivait: «rendons les honneurs qui sont dus au Mouvement Surréaliste. Il a joué, pour les générations d’après-guerre, ce rôle salutaire et essentiellement spirituel que joue périodiquement la négation violente: de brûler au fer rouge les empâtements de la médiocrité et du conformisme, qui sont les pires ennemis de l’art comme de la vie intérieure... les problèmes qu’il a posés n’ont pas encore trouvé leur issue.»
Or, et Roger Caillois l’avait bien vu , les Sciences de l’Homme progressé avec tellement de rapidité qu’elles n’ont pas vraiment conscience des possibilités nouvelles qu’elles offrent, l’exploration de l’imaginaire est à compter au nombre de ces possibilités, et ce à divers niveaux de sens et de méthode.
La réalité imaginaire de l’homme est d’abord psychologique.
La réalité individuelle, c’est le Moi. Celui-ci, dès qu’on l’analyse, comporte une grande part d’Imaginaire qui accomplit sa réalité. L’on connaît la fortune que connut le mythe d’Œdipe à la suite des travaux de Sigmund Freud qui en fit la clef de compréhension des comportements humains, et par extension, sociaux.
«Celui qui croit vivre sans mythe, écrivait Carl Gustav Jung , ou en dehors de lui, est une exception. Bien plus, il est un déraciné sans relation véritable avec le passé, avec la vie des ancêtres (qui continue en lui), ni avec la race humaine.» .
L’on sait que le grand psychanalyste suisse en fit la base même de sa méthode d’investigation psychologique, aidant ses patients à identifier leur propre mythe et voyant «dans les rêves les visions oniriques, les fantaisies et les idées délirantes, le sol maternel de toute mythologie» . Il identifie ainsi des structures psychiques dominantes qu’il nomme archétypes et qui coïncident avec les mythes. Elles sont, pour chaque peuple, les moyens typiques qu’il a d’élaborer des complexes. Les mythes ont leur objectivité propre et la sphère noologique est donc une «réalité objective possessive». Les Dieux, quand on les appelle, s’incarnent (rites de transe), sont présents, donnent des ordres, c’est aussi vrai pour les idées qui nous possèdent, dictent nos comportements. Les choses de l’esprit ont une vie objective d’un certain type. L’analyse du contenu de l’imagination humaine révèle donc un ordre cohérent de liaisons et de valeurs métaphysiques constitutif de la profondeur de l’humaine condition.
«La révolution anthropologique réside bien là : mettre à l’origine de toute référence compréhensive (...) les impératifs imaginaux qui envoûtent la conscience, l’investissement d’un sens vécu, des épiphanies numineuses qui font de la valeur qu’éprouve ou que manifeste la psyché individuelle ou collective, une réalité plus profonde que les faits ou les idées que constate l’entendement ».
La reconnaissance du mythe, en tant que forme, participe de ce fait de l’individuation. Principe de différenciation, il contribue à tracer les limites des êtres et des groupes. Les mythes, sont bien des formes, au sens de Simmel, soit des «configurations cristallisées», qui signent la singularité des sociétés qui s’y réfèrent .
Sur le plan social, l’intérêt des mythes provient du fait qu’ils sont reçus et acceptés par tous les membres du groupe et parce qu’ils constituent des réponses aux questions que les sociétés se posent sur elles-mêmes: leur origine, le sens des institutions, du système des valeurs etc.
Ils présentent avec la réalité sociologique d’étranges correspondances car c’est le mythe qui rend communautaire la Société Humaine. Elle existe en effet parce qu’un récit rend d'abord compte de la fraternité propre de ses membres, (ex. Ancêtre commun, patrie). Substantiellement, on rattachera ainsi l’Imaginaire maternel au mythe de la Nation et l’Imaginaire paternel à celui de l’Etat. Notre rapport à l’Etat est, dans une perspective freudo-marxienne, le reflet de nos rapports présents et passés à l’Autorité, d’où leur actualisation dans les formes de ce que Lourau nomme l’Etat Inconscient . Pour lui, l’Etat, c’est l’inconscient, dans sa volonté «d’imposer la représentation d’un centre unique et sacré contre des représentations non-étatiques dont la résistance persiste, par des moyens divers, bien après la victoire militaire ultime du centre. Pour imposer une forme équivalente de tous les rapports sociaux soumis à son pouvoir, l’Etat dispose d’un instrument de contrainte: la forme communautaire». Lourau met en évidence la complémentarité et l’assimilation entre la religion et l’idée de l’Etat. Nous sommes là , et sans qu’il soit besoin de solliciter l’auteur, dans l’orbite du mythe. Ceci explique qu’aux périodes chaudes, celles des analyseurs naturels, «les revendications utopiques de l’imagination sont imprégnées et saturées de réalité historique» allant même jusqu’à dépasser les institutions .
Les Sciences de l’Homme seraient inhumaines à ne considérer que des catégories socioprofessionnelles ou des formes politiciennes vides de sens, à ne se fonder que sur les aspects les plus comptables, matérialisés des centres humains, à ne voir l’homme que comme objet naturel.
Jacques Ardoino, prenant appui sur l’approche sémantique du modèle œdipien, insiste pour sa part sur l’Universalité de la fonction du mythe, comme construction d’un «modèle a posteriori, comme processus de symbolisation propre à toute société, à tout système culturel, à tout individu dans ce système ». C’est un mode de connaissance qui complète la rationalité des thèmes de la vie. Il n’est pas projection fantastique de la réalité, mais «révélation au sens profond». .
Le Mythe est donc, comme l’a remarqué Gilbert Durand, à la fois:
• épistémé: sédimentation naturelle, culturelle, des visions du monde dans l’évolution de sociétés,
• carrefour transdisciplinaire, lieu de mise en commun de complémentarités car favorisant l’émergence de figures autres, laissées pour compte de la pensée.
De ce fait, il justifie, d’approches diverses, croisées, transversales à la fois:
• dans l’ordre du langage qu’il convient de mettre en décodage tout en sachant bien que, par son équivocité même, le mythe y résiste.
• phénoménologique, afin de le replacer dans une totalité plus vaste, de faire apparaître, par comparaison, des cohérences, des répétitions, herméneutique quand il révèle la parole des hommes et dégage un sens mettant en mouvement la pensée.
Même si les mythes ont pu jouer un rôle équivoque dans plusieurs sociétés, allant jusqu’à justifier, par exemple, des dérives fanatiques ou totalitaires, il n’en reste pas moins que « la démythologisation d’une culture la prive de possibilités d’équilibration inconsciente et imaginaire d’une toute autre portée que le travail de pondération dévolu à la Raison » .
Mythe, culture et recherche scientifique.
Dans l’évolution de l’humanité, «la pensée, écrit encore Edgar Morin, s’est coulée dans les formes différenciées d’abord du mythe, puis de la philosophie, puis de la science, ces trois formes continuant contemporainement à se fermer les unes aux autres». Or, elle aspire aujourd’hui à se réunifier .
Lorsque nous nous intéressons au mythe, de ce fait, une première sphère du social qu’il convient d’explorer, pour commencer par balayer devant notre porte, est sans doute celle de la cité savante. L’opposition entre Mythe et recherche scientifique, entre pensée savante et pensée mythique semble d'ailleurs consacrée par le langage courant comme l’est le clivage Réel/ Imaginaire. Autour de l’image, règne en effet une suspicion généralisée.
Au savant serait attribuée la connaissance du réel, au poète, à l’écrivain, voire au philosophe ou au spécialiste des Sciences Humaines, celle des productions imaginaires, des symboles dont le mythique est une catégorie.
De fait la recherche scientifique semble, depuis Le discours de la Méthode de Descartes, ordonnée au modèle rationaliste expérimental : découvrir des hypothèses explicatives et les vérifier afin de parvenir à un point de vue universel avéré par la reproductibilité de phénomènes provoqués expérimentalement. Elle est associée à l’idée d’une physique mécaniste et se définit essentiellement comme la croyance à la suprématie de la raison, proclamée comme un véritable dogme .
Savante et utile. elle concerne «l’ensemble de connaissances et de recherches ayant un degré suffisant d’unité, de généralité, et susceptibles d’amener les hommes qui s’y consacrent à des conclusions concordantes qui ne résultent ni de conventions arbitraires, ni de goûts ou intérêts individuels qui leur sont communs, mais de relations objectives qu’on découvre graduellement et que l’on confirme par des méthodes de vérification définies» .
Observer l’objet, le mettre à distance sont les garants de l’objectivité. La vérité est dés lors un principe certain qui ne saurait être mis en doute parce qu’il se fonde sur une conformité indiscutable entre la connaissance du sujet et la réalité de l’objet connu, la preuve étant administrée sur la base d’hypothèses formulées, sur l’enchaînement des causes et des effets, sur les réponses apportées aux stimuli induits par l’expérimentateur.
Pour assurer la longévité d’une théorie scientifique, il importe d’étudier le réel à travers l’usage de l’a-priori. Le processus scientifique consistant à découvrir progressivement une réalité préexistante que l’on s’attachera à déconstruire en éléments simples (analyse) à quadriller (codes et langages). La Raison «se déploie dés lors dans l’univocité des mesures et des définitions» (Ardoino).
Une autre caractéristique de la recherche savante consiste dans la prise en compte prioritaire du signe, voire, par réduction à l’élément le plus simple, la substitution au réel des signes du réel, déviance dénoncée par Gilbert Durand qui parle du glissement d’une pensée sémantique vers une pensée sémiotique.
L’homme s’enhardit ainsi à s’autoriser à se reconnaître comme seul auteur de sa (ou de la) vérité, le savant devenant un constructeur culturel, un créateur, celui qui maîtrise la nature. On retrouve ce même parti pris dans la recherche dite orientée : elle concerne alors un problème particulier à résoudre: ce qui peut être vrai, doit être vérifié.
Les Sciences Humaines dans une grande mesure n’échappent pas à ce modèle, s’y étant alignées et ne prenant que peu de libertés avec lui, (ce qui a d'ailleurs souvent valeur heuristique pour les jeunes étudiants). Et pourtant nombreuses sont les analyses contemporaines qui entreprennent de dépasser un clivage tenu désormais pour dépassé en nous faisant remarquer que la science secrète elle-même des productions mythiques, que les mythes sont, comme les sciences, des lieux d’objectivation du réel, ayant en commun avec les sciences de ne pouvoir se prononcer sur eux-mêmes, Luc Brisson va même jusqu’à montrer que, dans la théorie du Big Bang comme dans la cosmologie du Timée de Platon, la connaissance se fonde en dernière analyse sur des propositions indémontrables. Il fait d’ailleurs remarquer que jusqu’à la Renaissance, et bien que, depuis Aristote, on a reconnu la portée de la méthode hypothético-déductive, l’outil formel qu’est la cosmologie est resté le langage ordinaire .
Présente dans le latin «circare» : aller çà et là , l’idée de recherche est concomitante d’un parcours, à la fois dans le sens de la courbe: (de l’indo-européen KER1 : faire le tour de, mais encore dans celui de l’exercice intellectuel (KER2) ou encore de couper, diviser (KER3). Il est frappant de voir que ce dernier sens a peu à peu occulté les deux autres réduisant souvent toute recherche à l’opération sans doute très nécessaire mais non suffisante de distinction.
«Le jeu du langage et de la pensée du monde se déploie dans l’errance et comme errance. celle-ci déborde de toutes parts la connaissance et le savoir qui sont les édifices consolidés de la pensée chercheuse. »
Difficulté pointée par Jean-Jacques Wunenburger dénonçant l’asservissement des Sciences de l’Homme aux méthodes d’abstraction, de métrique, de légalisme des Sciences de la Nature. Elles se sont laisser emprisonner dans un modèle linéaire. Il pointe ainsi les coïncidences troublantes qu’il observe entre le triomphe de la pensée rationaliste et la systématisation des génocides, qu’ils portent l’habillage stalinien ou hitlérien. Alors qu’elles avaient crû remporter une victoire sur l’homme, estime-t-il, en l’arrachant à la métaphysique, à la morale et à la religion, en remplaçant les opinions subjectives par des lois, les Sciences Humaines voient leur objet se vider, devenir de plus en plus transparent et univoque, aboutissant à un formalisme vide. «Leur crise est une crise de l’homme et du déploiement de son savoir».
Ceci amène de nombreux chercheurs en Sciences Humaines à se demander, comme Jacques Ardoino si «toute théorie scientifique apparaissant comme une axiomatique et le principe de sa validité, de sa rigueur et aussi de son enfermement, l’excès de formalisme ne se fait pas au détriment du sens et de la création véritable, qui est le fruit d’une rupture plus que le produit d’une combinatoire. »
Réflexion également présente chez Michel Maffesoli qui estime que trop de rigueur éloigne du réel, rejoignant Fourastié quand il écrivait que «toutes les vérités sont des hypothèses et que les théories ne sont que des écritures, des ouvertures alors que cependant l’objet se dérobe, étant en mouvement et que la vérité est relative, tributaire de la situation, le sens étant aussi geste, action, image» .
Se pose à ce moment la question du sujet observant, du chercheur confronté à cette mobilité, devenant à la fois acteur et lui-même sujet de la recherche.
Pour Claude Levi-Strauss: «l’homme ne se contente plus de connaître; tout en connaissant davantage, il se voit lui-même connaissant, et l’objet véritable de sa recherche devient un peu plus, chaque jour, ce couple indissoluble formé par une humanité qui transforme le monde et qui se transforme elle-même au cours de ses opérations ».
Manuel de Dieguez attribue cette nouvelle posture à «la réintroduction de la transcendance du sujet dans la psychologie moderne par le biais de la psychanalyse, laquelle constitue une révolution de la pensée moderne dont nous n’avons pas encore mesuré toute la portée » , position pourtant occupée de tous temps par les mythes dont la signification vivante était de faire comprendre à l’homme ce qui se passait dans son inconscient, ce dont il ne pouvait se libérer. L’image primitive archétype présentant ainsi un modèle de comportement, qu’elle arrive ou non à ses fins avec ou sans la personnalité consciente .
La pensée scientiste, en résumé, obéit aux impératifs du contrôle selon des normes préétablies, d’un déterminisme linéaire (mono rationalité de type cartésien), de la hiérarchisation des savoirs: pour maintenir la reproduction des institutions. La primauté y est mise sur l’effet de force.
De fait, Gilbert Durand a montré que l’examen de l’évolution de la pensée scientifique en Occident établit que celui-ci s’est trouvé fondé sur « l’échelonnement temporel et progressif d’états du monde , sur la mécanique fatale d’une histoire hypostasiée, ce qui allait inspirer la conquête du monde aux 14ème - 15ème siècles comme celle d’un libre esprit scientifique: Guillaume d’Occam, les nominalistes, Luther etc ».
Cette pseudo universalité unidimensionnelle et rationaliste est, pour lui, démentie par les terreurs de l’histoire et par la découverte de la pensée sauvage qui met en évidence l’universalité de l’archétype et du mythe. Il refuse et dénonce une triple conception scientiste et mécaniste qui sévit aujourd’hui :
• l’héritage pédagogique de Descartes et son objectivité pragmatique et objectifiante à laquelle il recommande de substituer une phénoménologie de l’image où l’être se dessine et se constitue à travers le sens des images,
• le freudisme qui confond imaginal et imaginaire et réduit au second le premier, l’imaginaire n’étant dans ce sens que le dérivé d’une pulsion animale par un appauvrissement de l’imagination bloquée au niveau de ses fonctions biographiques et biologiques, (si le malade mental ne sait plus symboliser c’est parce qu’il prend au sens propre toutes les figures imaginaires),
• l’évolutionnisme historique, le mythe de notre civilisation, d’autant plus insidieux et caché qu’il se défend de toute mythologie. C’est le mythe de Jessé, qui se caractérise par:
a) une fermeture sur l’unidimensionalité de l’histoire et le credo d’un sens unique de celle-ci,
b) la fatalité fermée et mensongère d’un progrès rationalisé,
c) l’alignement des valeurs sur un modèle fermé, soit la démythologisation féroce au nom de l’objectivité absolue et enfermante de l’Histoire .
Georges Gurvitch n’hésitait pas à parler de l’ambiguïté du temps historique, de sa multiplicité et de son unification intensifiée. Le recours au mythe, comme typologie compréhensive, se positionne donc, en tant qu’ambiguïté dialectique, dans cette perspective d’une exploration de la multiplicité des temps sociaux.
Jetant les bases d’une anthropologie scientifique, Bronislas Malinowski (1884-1942) ouvrait de nouvelles voies en regrettant que sous prétexte d’asseoir leur édifice sur la méthode scientifique, de nombreux chercheurs en Sciences Humaines utilisant comparaisons organiques et métaphores mécaniques, puissent croire que la numération et la mesure «suffisent à départager la science et le laïus, ces ficelles, estimait-il, tout comme l’emprunt et la référence aux autres disciplines ayant fait plus de tort que de bien à la sociologie» . Et d’affirmer avec force: «la science ne commence qu’à l’instant où les principes généraux doivent affronter l’épreuve des faits». Une société doit être étudiée comme une totalité, telle qu’elle fonctionne au moment même où on l’observe.
C’est sur la question de cette confrontation aux faits, dans une perspective transculturelle et transsociétale, que de nouvelles recherches viennent élargir les études comparatives classiques en les faisant porter sur plusieurs cultures, sociétés, nations. Là , la recherche, en son objet, est moins ordonnée à la production d’explication basée sur des enchaînements de causes à effet qu’à la nécessité de comprendre des corrélations; elle débouche sur des comparaisons, se réfère à la complexité des phénomènes étudiés, révise le statut du sociologue qui «abandonne le point de vue divin» .
La multiréférentialité est ainsi la reconnaissance de la nécessité de prendre en compte l’infinie richesse de toute réalité, sa polysémie, sa multidimensionnalité car, dans le champ de la sociologie des imaginaires, il n’y a pas de référence théorique unique, pas plus qu’il n’y a de clef universelle d’interprétation, d’où la nécessité de recourir à la polyphonie des discours théoriques lorsqu’il s’agit notamment du mythe, lui-même carrefour sémantique et culturel, lieu d'indécidabilité.
L’évolution de la recherche a donné lieu à l’émergence d’une autre attitude : la clinique qui postule un autre statut de cohérence et de validité de la recherche, elle revendique des modèles plus biologiques, anthropologiques, réhabilite le libidinal, l’imaginaire, l’hypercomplexité des phénomènes et sujets étudiés.
Elle conserve ouvert comme heuristique l’abîme de la contradiction, de la réfutation, de la liberté de penser, récupère le tiers exclu et ses capacités de liaison dynamique, retrouve un modèle logique triadique . «Ce qui fait que l’homme est l’homme, nous rappelle Cornélius Castoriadis, n’est pas qu’il est raisonnable ou rationnel car il n’y a pas d’être plus fou que l’homme» . Elle ouvre la voie à une nouveau langage ou métalangage: herméneutique, réintégrant les dimensions spirituelles, métaphysiques, théologiques, elle produit des symboles et des mythes.
Certes, les deux postures, celle de la recherche et celle du mythe tendent à rationaliser le réel, à le relire dans une perpective ordonnée, mais la pensée mythique a ceci de particulier qu’elle s’inscrit dans une autre perspective, celle d’un trajet, d’une dynamique formée par les positions antagonistes et complémentaires de la nature et de la culture, de ce que Nietzsche appelait les forces apolliniennes et les forces dionysiaques. Il est métahistoire, métalangage, récit non démonstratif, carrefour où convergent toutes les intimations historiques, sociales, philosophiques, psychologiques.
Le mythe, parce qu’il porte en tant que formation symbolique la vérité subjective d’une culture, d’un groupe social, d’un pays et de ses habitants agit comme révélateur, est saisi comme prise de conscience plus que comme objet, il favorise l’intelligence active. Il est une catégorie du symbolisme car il porte à la fois ce qui a toujours été caché aux sociétés et que pourtant elles ont toujours su et ce qui les a toujours amenées à négocier dans leur rapport au réel. Il est présent dans l’imaginaire de tous les peuples, et c’est si vrai que sans cesse les peuples, ne cessent de le réinventer; il constitue le miroir dans lequel ils ne cessent de se regarder.
Le mythe, «objet irréel pourtant constitutif d’un désir fait de deux mystères»(Cassirer), relève du pensé et du vécu, mieux, il interroge profondément les catégories de la Modernité. Antinomique du réel dans le langage courant, il se donne à voir comme réel. On peut cependant se demander si sa réalité ne s’impose pas à la recherche. Ainsi pourrait-on soutenir le paradoxe qui établirait le fait que toute pensée scientifique est d’abord une pensée mythique, que la catégorie du mythique interroge nos certitudes les mieux établies comme toute recherche en sciences anthropo-sociales. Elle interroge aussi d'autres disciplines et l'on se souvient des travaux de l'anthropologue Jeremy Narby constatant les analogies représentatives existant entre le Serpent cosmique d'un peuple amazonien et le double hélice de l'ADN. Son travail à ce sujet avec le biophysicien Jacques Dubochet a fait l'objet d'un dialogue transversal passionnant .
Pour Claude Levi-Strauss, l’opposition entre l’ordre du sensible et celui de l’intelligible est de plus en plus dépassée, la science s’appliquant à réintégrer le domaine du sensible en retrouvant ce qui se trouve à l’origine des croyances et rites populaires .
Loin d’un rationalisme nous imposant le morcellement des phénomènes sociaux et culturels alors que tous les domaines qui les concernent sont liés, chaque expérience de la vie collective peut, dés lors, être lue comme ce que Marcel Mauss appelait «un fait social total».
N’est-ce pas justement l’atout majeur de la pensée symbolique-mythique que de pouvoir, dans l’ordre du spéculatif, combiner les éléments qu’elle accumule en leur donnant une suite significative ? «Croire aux Images est le secret du dynamisme psychologique» écrivait Gaston Bachelard .
En effet, comme ce qui importe dans le mythe c’est la forme et non le contenu, sa capacité de s’appliquer à n’importe quel objet , il apparaît bien comme un fait transversal en nous parlant simultanément à plusieurs niveaux:
• il est quête de l’immortalité, nous enseigne l’origine des choses, il réincarne l’Ame au centre d’un Monde où il se reconnaît alors que l’épistêmé moderne est régie par la séparation du sujet et de l’objet, l’homme n’étant plus qu’un point quelconque de l’univers.
• il est vécu dans un calendrier précis, profondément inscrit dans une temporalité matérialisée par la fête dont Jacques Ardoino nous rappelle qu’en hébreu elle est assimilée au Temps,
• il est éminemment social, instituant l’individu comme membre du groupe et le groupe dans les traditions qui sont communes à ses membres, il s’oppose en cela à l’individualisme.
Et pourtant, nous prévient Georges Balandier, l’accès aux territoires les plus anciens de l’Imaginaire tend à s’obscurcir, l’avancée initiatique dans les arcanes étant de plus en plus concurrencée par les exploits fantastiques de la technostructure.
De nos jours, c’est dans l’immédiatement disponible que l’image est sollicitée, se disperse, est exploitée, au détriment d’une anthropologie mystique affirmant l’existence d’un monde imaginal où images et archétypes se situent comme phénomènes originaires.
Jean Borela insiste pour sa part sur le fait que le signifiant symbolique (ex le Mythe) se constitue d’un matériau emprunté à diverses modalités du réel dont l’homme a conscience et que la nature des symboles varie en fonction de la nature de ce matériau, selon nos modalités de prise de conscience du réel:
• le réel perçu avec nos sens et qui est inséparable de cette perception,
• le réel conçu en pensée , avec notre esprit,
• le réel senti et vécu avec notre sensibilité extérieure et intérieure (subjectif).
Il se manifeste à nous comme être en substance et comme relation (interactivité). Et Morin nous prévient : nous vivons une ère de mythologie du réel, lequel hypostasie une notion qu’il convient de relativiser. Expulsant du réel ce qu’il croit être irréel, (l’imaginaire) il expulse un principe constitutif du réel. Ceci rend indispensable la connexion entre réel et imaginaire. C'est précisément la fonction du symbolique-mythique, car l’esprit «ne peut penser sans le concours des images qu’il réunit et qu’il élabore». L’image est donc la matière indispensable des mythes, elle opère une circulation entre les niveaux du réel. C’est cette activité (ce jeu) d’imagination (de mythologisation dans le cas qui nous préoccupe) qui «permet d’aboutir à une certaine harmonie entre l’imaginé et le représenté et en recueille le plaisir dans les ensembles harmonieux que l’esprit forme avec les impressions de la nature dont il recueille en les élaborant la divine et immortelle beauté ».
L’expérience mythologique se distingue en cela de la pure production d’images. Elle révèle à la fois une logique générale qui dépasse les ethnocentrismes et que l’homme est un cosmos vivant relié à tous les autres cosmos vivants qui l’entourent. Ils lui révèlent sa propre existence et son propre destin.
Un autre problème surgit, souligné par René Alleau , qui est de considérer:
• si les mythes appartiennent au logos socioculturel, c’est à dire sont des documents littéraires et artistiques exprimant l’état de la société à un moment donné, dans ce cas leur signification ne requerrait pas d’arsenal différent des autres signes du langage (codes, linguistique),
• ou si les mythes doivent être distingués des autres signes profanes puisqu’ils constituent, par excellence, une langue sacrée reconnue comme "la langue des dieux". Ils ne pourraient donc être interprétés qu’à partir des expériences religieuses et initiatiques ainsi que des traditions qui leur sont liées.
Nous approfondirons donc cette question en observant les tendances actuelles de la recherche dans le domaine qui nous préoccupe.
3) Forme et histoire, une dialectique pour penser la complexité: conflit sociétal et cultures.
Cette mise en perspective vise à la fois des ensembles ou totalités (les mythes) et leurs éléments constitutifs ou parties engendrées: idéologies, formes symboliques dans leurs réceptions locales, soit le mouvement des uns vers les autres et réciproquement, «la voie prise par les totalités pour se faire et se défaire dans l’engendrement de leurs parties ».
Entreprise toujours marquée au coin de la négation, cette tentative qui consiste à établir des antinomies, parce qu’elle nie les lois de la logique formelle, est une méthode, une manière de saisir, pour le comprendre, le mouvement des totalisations humaines. Elle nous est révélée par les modèles culturels que nous étudions, lesquels sont le plus souvent en conflit, comme les sociétés elles-mêmes qui les font surgir.
Observant une tripartition culturelle entre les peuples d’avant l’histoire, les peuples de l’histoire et les peuples du renversement des alliances, Gérard Mendel s’est proposé de décrire ce conflit entre:
a) les peuples d’avant l’histoire, ancrés sur l’Imago maternelle, il s’agit de peuples vivant leur rapport au Monde sur un mode archaïque (la Terre-Mère-Nature) L’homme ne s’en distingue pas et la Nature y est vécue comme une mère universelle, toute puissante, à la fois nourricière et frustrante, caractérisée par son immuabilité et la dépendance imposée. Ce sont des sociétés à orientation magique et mystique,
b) les peuples de l’histoire ancrés sur l’Imago paternelle, peuples néos-formés par la modification de l’ordre des choses et l’utilisation de la force pour alléger efficacement, scientifiquement la part de l’environnement. Ces peuples sont ceux d’une rationalité en actes qui peut culminer dans des versions extraordinairement perverses (bureaucratie), ils sont liés à la Temporalité et à l’Innovation, leur culture se caractérise par la réflexion, le langage, la rationalité technicienne.
c) l’équilibre entre les deux s’est rompu lorsque, dans leur mouvement de conquête de la nature, les hommes ont vécu la transformation et l’exploitation de la Nature comme des agressions sadiques contre la Mère. Ils sont aussi inconsciemment coupables contre le père dont ils ont recherché le meurtre et recourent désormais à des images paternelles externes pour s’en justifier (le Pouvoir social, Dieu, Le Technicien...) et ce d’autant que le refoulé maternel agressif fait retour et s’exprime collectivement.
Dans une troisième phase, on observe, pour Mendel, un essai de recouvrement par l’individu d’une partie du pouvoir autrefois délégué aux pères religieux ou politiques par la culpabilité. D’où l’angoisse, le désarroi collectif que détermine le renversement des alliances.
Contre la rationalité scientifique, on assiste de ce fait à de nouvelles formes mystiques, irrationnelles, néo-magiques tandis que les individus prennent conscience des motivations de leurs peurs irrationnelles, que se lèvent les mécanismes de défense et que l’individu récupère les pouvoirs délégués aux institutions.
Herbert Marcuse pose des analyses du même type lorsque décrivant le conflit d’Eros et de Civilisation, il écrit que c’est le report de la destructivité sublimée du moi (instinct de mort) dans les activités du travail socialement utiles (principe de réalité) qui a permis le développement de la civilisation.
Ainsi, «par l’intermédiaire de la destruction technologique constructive, de la violation constructive de la nature, les instincts agiraient-ils encore dan s le but de détruire la vie(…) dans la mesure où le surmoi se sépare de son origine et que l’expérience traumatique du père est remplacée par des représentations plus exogènes» .
Et de prescrire un antidote, la reconnaissance de l’Imaginaire comme la seule valeur mentale demeurant libre à l’égard du principe de réalité .
L’école de l’anthropologie symbolique aboutit, par des voies différentes, à de semblables constats, ainsi, Gilbert Durand oppose les sociétés fondées sur le mythe du progrès linéaire de l’histoire et celles qui s’organisent sur la base du mythe de la Renaissance et des libres recommencements. Les premières fonctionnent dans un discours unidimensionnel, clos, fermé, mystificateur, elles adhérent à une vision messianique ou utopiste de l’histoire, à un credo de l’unique sens de l’histoire. Leur mode de fonctionnement collectif est celui du verrouillage et de l’alignement structurel de toutes les valeurs -épistémologique, épiques, philosophiques, politiques, religieuses - sur un modèle fermé
L’individualisme forcené en est le mode d’existence qui accompagne en contrepoint la pléthore technocratique qui transforme la société en société anonyme de production ou de profit au détriment de fraternelles communautés d’hommes.
«Et, de cette crise, où crie l’angoisse de l’individu, à la fois abandonné et réprimé, sans intervalle, l’émergence opportune de la psychanalyse ne peut que constater ces morcellements et quelquefois les aggrave en amplifiant le barricadement et l’enflure du moi» .
Pour lui, nous sommes concitoyens d’un désastre où nous ne pouvons plus faire jouer l’intervalle entre signe, symbolisant et symbolisé et perdons tout contact avec l’altérité, l’autre, au nom d’une démythologisation objectivante.
Les secondes sont les sociétés prenant en compte «l’éternel recommencement d’une ouverture du temps et du destin.» Elles reconnaissent la dissimultanéité des retours possibles de l’histoire comme moyens même de libération de l’homme et de régénération de la culture et de la société. C’est l’ordre de l’archétype, ouvert aux puissances irréductiblement plurielles des mythes, qui renouvelle, régénère la culture et la société en l’ouvrant à d’autres cultures. Le lien social s’y redécouvre dans une dimension fraternelle et communautaire que l’auteur oppose aux bureaucraties de sécurité sociale.
Ces sociétés sont celles d’une soif désespérée de relation cultuelle, de rétablissement du lien qui relie dans et par l'œuvre artistique car «il n’est pas d’art sans œuvre et pas d'œuvre sans l’autre, son public, pas d'œuvre et de public sans une communauté singulière, une société humaine».
Car, pour Gilbert Durand, «tout geste créateur se range, se discipline, se manifeste dans et par le truchement d’une altérité sociale, d’une tradition du regarder et du faire. Car le regard et la main ne sont pas culturellement anonymes. »
Précisant cette interrogation, Michel Maffesoli a élaboré la distinction d’Emile Durkheim entre sociétés à solidarité mécanique, soit des individus rationnels entre eux et de leurs ensembles à l’Etat, et les sociétés claniques ou tribales à solidarités organiques et développé l’opposition entre sociétés de la Modernité et sociétés de la Post-Modernité.
• Les sociétés de la Modernité sont fondées sur l’individualisme. Régies par le modèle économiste dominant, elles s’appuient sur la solidarité mécanique, le général y étant «ce à quoi tous sont partie prenante plutôt que ce qui est commun à tous». L’objectif de ces sociétés rationalistes occidentales est ainsi le rêve de l’unité que tentent de réaliser, au niveau du pouvoir (y compris culturel) les processus de centralisation et d’unification fondés sur la clôture et l’homogénéisation des pratiques. Pour Michel Maffesoli, un tel positionnement social ne peut que s’épuiser, il a même besoin de dysfonctionnements qui viennent le redynamiser.
• A ces sociétés, l’auteur oppose celles de la Post-Modernité, sociétés claniques ou néo-tribales de l’engagement organique des uns envers les autres. Dans ces sociétés, ce qui compte, c’est moins l’individu que la personne, laquelle «doit jouer son rôle sur une scène globale et ce en fonction de règles très précises.»
Il ne s’agit pas là de régression, «sauf à considérer l’autonomie individuelle comme étant l’horizon indépassable de toute vie en société » et de nous montrer que les pays qui n’ont pas fait de l’individualisme le fondement de leur développement (Japon, Brésil), connaissent une vitalité indéniable.
Il oppose ainsi au principe d’autonomie, un principe «d’allonomie» reposant sur « l’ajustement, l’accommodation, l’articulation organique à l’altérité sociale et naturelle ».
Les sociétés allonomes sont animées par la passion sociale de ce qui est commun à tous. Solidaires, elles ont substitué au rêve d’unité qui marquait les sociétés modernes un rêve d’unicité, soit celui de «l’ajustement d’éléments divers», une organisation sociale en termes d’organicité des contraires, nouvelle figure de la fameuse coïncidentia oppositorum des alchimistes médiévaux ou des taoïstes orientaux, laquelle souligne-t-il, a fécondé maintes organisations et maintes représentations sociales.
Pour ces sociétés, c’est la multiplicité qui est le principe vital dans la mesure où «toute entité unifiée est provisoire». Le paradigme qui fait ici surface est celui de la complexité, avec ses applications culturelles qui obligent à considérer la diversité, la réintégration du pluriel, du vivant dans l’analyse comme dans les pratiques.
Guy Saez, de la même façon, analysant l’historicité des modes d’action culturelles , les résume ainsi:
• phase d’éthique: aller au peuple,
• phase d’esthétique : affirmer une essence culturelle universelle,
• phase d’universalité nouvelle: ne rejeter aucun des particularismes de la vie quotidienne et des cultures populaires.
La socialité qui découle de cette réflexion culturelle intègre nécessairement «une bonne part de communication , de jouissance au présent et d’incohérences passionnelles», toutes choses précise Maffesoli , qui naturellement induisent à la fois la rencontre et le rejet. D’où l’intérêt que le sociologue praticien chercheur doit accorder aux pays frontaliers, aux brassages, aux déséquilibres et aux inquiétudes liées aux mouvements de population (nomadisme), aux mouvements de masse, aux effervescences populaires, car "chaque fois qu’un pays s’épiphanise, c’est à partir d’une puissance populaire que cela peut se faire". . Et de souligner l’importance culturelle de «l’étrangeté fondatrice», soit la propension de ces sociétés à accueillir l’étranger «tout en restant soi-même»; cette forme de polythéisme des valeurs étant pour l’auteur le plus sûr indice de non racisme populaire.
Ainsi, l’extase comme la fusion des fêtes votives permettent d’exprimer à la fois l’identique et le différent. Ce mode d’être culturel est également développé par Michel Maffesoli dans l’Ombre de Dionysos , mythe dans lequel il voit une figure de la socialité contemporaine, celle de l’orgiasme qui s’enracine pour lui dans une autre conception du temps, celle du populaire marqué par les figures du corps amoureux, de l’érotisme, de la poésie, ordonnées au temps rythmique, à l’agencement aléatoire des situations de tous les jours qu’il nomme encore ludisme.
On retrouve ici une conception cyclique du temps où l’orgiasme permet l’initiation et fortifie la socialité de base «le rythme du temps préside à l’état de congrégation qui apporte à la société le sentiment qu’elle a d’elle-même» (Durkheim).
Prenant l’exemple de la danse collective, dans ses figures de la possession ou dans le simple défoulement, il montre qu’elle reste toujours une danse nuptiale qui, dans le rythme du temps, répond comme en écho à de profondes pulsations cosmiques en même temps qu’elle conditionne la structuration sociale.
De ce point de vue, les bals populaires, avec leur violence intrinsèque, (bruit, vertige) ou extrinsèque (bagarres, rixes, compétition) , et leur cruauté plus ou moins affirmée , sont de «véritables lieux de possession initiatique qui s’opère là où l’éros naturel et l’éros en voie d’être socialisé se partagent le terrain».
Ces manifestations collectives (bals, fêtes, banquets, carnavals...), lieux d’initiation à la vie sociale, mettent en oeuvre des rituels par lesquels la société maîtrise le temps qui passe et l’angoisse qu’il suscite . L’expression du collectif, dans la fête effervescente, conduit à une épiphanie, une exaltation qui servira de référence dans la grisaille des jours. Elle conforte la résistance à l’imposition sociale car le temps linéaire et progressiste a cru trop vite avoir écarté le rite en désenchantant le monde. certes, le rite n’est plus ce qu’il était, mais il perdure sous d’autres formes.
Loin de la perspective moralisante qui vise à condamner l’apparence, le spectacle, Michel Maffesoli nous conduit ainsi à revenir sur ce qui est à voir dans le social par la mise en œuvre d’une «phénoménologie compréhensive.» C’est à ce prix, en redonnant de l’importance à l’apparence des choses que le sociologue peut redécouvrir l’importance du quotidien, le savoir domestique. Cela le conduit à préciser une notion épistémologique importante, la forme qu’il définit comme une «matrice qui préside à la naissance, au développement et à la mort des divers éléments qui caractérisent une société».
Le FORMISME va ainsi postuler que la forme est formante, qu’il existe une connexion entre contenu et contenant, entre forme intérieure et forme extérieure et que le donné mondain manifeste une constante interrelation, une interdépendance entre le jeu de l’apparence et les moyens de comprendre le donné social. Cette catégorie de la connaissance rend compte de la structure organique des cultures naissantes et permet d’appréhender l’extérieur, l’aléatoire, la cohérence profonde de l’existence sociale. Par exemple, le corps social brille, scintille, s’exalte, est fini, se déchire, en feux d’artifices, en comique. L’esthétique ressource la vie des sociétés et l’image établit des correspondances sociales et culturelles, favorise les interactions, sert de pôle d’agrégation. Elle est écologique, s’inscrit dans un contexte, rend compte d’une véritable mystique de la socialité.
On voit poindre, à la lumière de cette notion, dont on reconnaît les liens avec la quintessence des alchimistes, de nouvelles perspectives pour la recherche-action:
a) on examinera, dans les cultures populaires, tout ce qui relève de l’étrangeté, tout ce qui postule une différence de nature en étant proche des cultures non médiatisées, les cultures orales, vivantes, conservées dans les mémoires individuelles, le maintien des anciens modes d’expression et encore la création de formes nouvelles ou re-naissantes, celles qui permettent l’expression des particularités et fournissent des réponses aux agressions économiques et techniques. Dans cet esprit, doivent être explorées comme nous le tentons, les formes sociales marginales et contestataires, les contre-modèles émergeant (sectes, néo-celtes, New Age, cultures minoritaires, nouveaux cultes populaires et rituels contemporains).
b) on tendra à mettre en œuvre des projets d’accompagnement qui participeront de l’effort collectif à pallier aux inégalités sociales devant la culture cultivée afin d’apprendre aux communautés les pratiques nécessaires à l’exercice de la culture, à l’entrée en relations, à la maîtrise des codes et langages, à la reconnaissance des manifestations culturelles propres à ces milieux.
Ainsi la fête populaire, le carnaval, les banquets de classes d’âge, les festivals populaires, les pèlerinages, les lieux d'Apparitions, sont des moments de cristallisation de la puissance sociétale et tendent à renouveler la politique lorsque nonobstant les ruses du pouvoir qui tendent à la récupérer, ces manifestations rappellent la nécessité de l’ordre en rejouant périodiquement le désordre. De fait, «ce que l’on ne sait pas ritualiser, gérer, finit toujours par resurgir d’autant plus violent qu’il a été plus durement et plus longtemps dénié » et les processus de démythologisation privent le corps social de ses défenses naturelles.
De nos jours, dans notre société hyper matérialiste et rationalisée, nous n’avons plus de sabbats ni d’exécutions publiques, les fêtes industrialisées et la mécanisation des danses ont succédé à ces lieux d’expression de la liesse populaire qu’étaient les bals villageois mais, pour les avoir oubliés, notre temps connaît parfois d’autres événements d’autant plus douloureux qu’ils viennent frapper indifféremment des partenaires d’autant plus surpris qu’ils étaient imprévisibles (violences dans les stades, petits bals du samedi soir qui se terminent dans le sang, etc...) C’est la fête qui tourne mal, thème récurrent dans la littérature contemporaine et sur nos écrans de télévision. Les artistes, plus sensibles à la tragédie humaine, présentent bien celle qui se dissimule derrière l’insipidité de la fête transformée en vacances à perpétuité.
«La fête a perdu tous ses caractères rituels et elle tourne mal en ce sens qu’elle retourne à ses origines violentes, au lieu de tenir la violence en échec, elle amorce un nouveau cycle de la vengeance ».
Ayant analysé ailleurs les origines, l’utilité sociale et humaine, les conditions de développement du sabbat, nous avons mis en évidence que toute approche de ces problèmes ne peut faire l’économie de la question du plaisir non plus que de la relation de l’individu au groupe-faisant-la-fête. Modèle de l’anti-fête, le sabbat des sorciers a ainsi persisté pendant plusieurs siècles, étant comme la conscience institutionnelle de l’affaiblissement énergétique qu’a connu la fête locale . Il vit encore comme forme symbolique dans l’imaginaire social, comme nous l'avons montré.
Les danses sabbatiques opéraient de fait un changement de plan lequel était bien de nature subversive puisque minant, à leur racine même, les fondements d’une société théocratique tout en tendant à lui substituer, au fond, son image inversée non moins référée au transcendant.
Parce qu’ils conjuguaient les tendances contradictoires présentes au cœur de toute société, en les conjuguant, en les transmuant en forces régénératrices, les sabbats de sorciers nous semblent avoir joué pleinement leur rôle au sein des systèmes culturels qui leur étaient contemporains et participaient de ce fait à l’auto-organisation permanente des sociétés, à leur «institution imaginaire ». Pour y parvenir, ils devaient assumer le double héritage, présent en doses jamais quantifiables, des composantes de l’Imaginaire individuel et social et du projet politique qui pesait sur elles. Ils étaient, comme nous l’avons établi, une anti-institution de la fête.
A l’inverse, dans nos formes modernes de cérémonies, processions religieuses, cérémonies civiles, défilés du 14 Juillet, il apparaît évident, pour reprendre une distinction de Sinding Larsen , que nous avons affaire à ce que l’on pourrait qualifier d’archétype des cérémonies hyper-ritualisées dans la mesure où tout y est soigneusement normé, organisé, prévu, codifié et ne fait en aucun cas, appel à l’excès, aux ressources du jeu, à la consommation ostentatoire, à l’inversion des valeurs, à la tolérance. Çà n’est d’ailleurs pas le propos des organisateurs des fêtes religieuses ou républicaines aux époques que secouent les effets des Révolutions Industrielles qui voient les cadres de pensée traditionnelle éclater, des mouvements sociaux et culturels à tendance libérale se manifester à l’intérieur de l’Eglise elle-même.
Le sabbat est, pour la période moderne, un des lieux où se cristallise les figures de l’interdit, il le doit à son caractère sacré, à la violence institutionnelle qui préside alors à la mise en forme des rapports sociaux. Il nous donne aussi, par les capacités de protestation qu’il révèle, une image finalement toujours exaltante de la capacité des sociétés à résister «L’interdit, écrivait Georges Bataille, dans le monde chrétien fut absolu. La transgression aurait révélé ce que le christianisme voila: que le sacré et l’interdit se confondent, que l’accès au sacré est donné dans la violence d’une infraction ».
Sur un plan général, de nombreux auteurs s’accordent pour décrire «l’ambiance de mort» qui régit nos sociétés post-modernes déliées de l’intérieur, en voie d’implosion; » elle serait fondée sur l’idée d’un univers privé de perspective, et reproduirait en grandeur sociale le conflit jamais achevé entre «l’Idéal du Moi et le Moi livré à lui-même dans l’autosuffisance d’un sentiment de toute puissance» .
En découle, pour Tony Anatrella, l’incapacité d’accéder à un humanisme commun, la société «commettant l’erreur de refouler dans la sphère du privé la religion et la morale au bénéfice du politique et du culturel» eux-mêmes n’étant pourtant en principe que les conséquences et non le fondement d’un idéal social.
Partant de nos observations, nous pouvons dégager trois éléments qui nous semblent inscrits au cœur du débat et analysent les conflits posés ci-dessus entre les modèles mis en œuvre dont nous voyons désormais bien qu’ils reposent sur des échanges. Les grandes images viennent en effet se rencontrer, se subsumer dans l’ordre du symbolique entre la sphère de la réalité sociale et celle de l’Imaginaire. Le mythe en écrit le récit par assemblage accordé aux différents contextes d’émergence et de réception dans l’espace et le temps. Don, communauté et sacré y constituent les «patterns» (patrons modèles) du rapport des pratiques culturelles à la question de la participation sociale.
- le don: Marcel Mauss, étudiant les systèmes religieux les plus divers émettait l’idée que la réciprocité était au cœur de la vie sociale, l’échange entre collectivités étant marqué par des rituels ordonnés et sanctionnés par la croyance. Les faits sociaux se font et se refont dans des pratiques et des échanges. Camille Tarot y voit la découverte sociologique capitale de Marcel Mauss, véritable paradigme des sciences du symbolique .
Et Mauss de décrire deux formes évoluées de l’échange :
• le potlatch, «système de prestations totales de type agonistique» faisant obligation aux uns et aux autres d’accepter et de donner, de dépenser sans bornes et de détruire des richesses. Les usages et coutumes de politesses, les festins, les rites qui les organisent en constituent les marques extérieures, la codification sociale.
• le mana qui garantit le pouvoir spirituel des choses données, soit une vertu qui force les dons à circuler, à être donnés, à être rendus, le droit confirmant l’histoire des obligations mises en œuvre. «Ce n’est pas seulement une force, un être, c’est encore une action, une qualité, un état... L’idée de mana s’étend à l’ensemble des rites magiques et religieux, à la totalité des personnes et des choses intervenant dans la totalité des rites. le mana est proprement ce qui fait la valeur des choses et des gens...» .
Mauss attirait à ce sujet notre attention sur le fait «qu’une grande partie de notre morale et de notre vie elle-même stationne toujours dans cette même atmosphère du don, de l’obligation et de la liberté mêlées. Il y a toujours dépense pure et irrationnelle». Il observait d’ailleurs deux systèmes de relations à l'œuvre dans cette problématique de l’échange, celui des hommes entre eux et celui des hommes avec les dieux, n’hésitant pas à tirer des leçons de cette découverte en les étendant à nos propres sociétés :
• réinventons des mœurs de dépense sociale,
• retrouvons la joie à donner en public, le plaisir de la dépense artistique et généreuse, celui de l’hospitalité et de la fête privée et publique .
Façon, pour lui, de renvoyer dos à dos l’égoïsme de nos contemporains, l’individualisme de nos lois, pour fonder une nouvelle morale sur le respect mutuel et la générosité réciproque. Désintéressement, solidarité sont fondateurs de communauté et c’est ce que semblent méconnaître nos censeurs qui tendent à ne considérer le rapport au culturel qu’en termes d’acquisitions individuelles, cognitives, oubliant que la pratique culturelle ou éducative est aussi ordonnée à des fins substantielles et expressives.
Camille Tarot commente ainsi cette découverte: «Si la pensée humaine, parce qu’elle est circulation, échange est bien un phénomène collectif, donc social, et si le social n’existe que dans des pratiques, des actions collectives, et même la science en est une, alors, la raison même scientifique ne naît pas que du logos, mais des confrontations du logos et du sensible et de l’interaction des groupes».
Les faits sociaux sont ainsi vecteurs de signes, ils participent eux-mêmes de la nature des signes, de la place de la Culture dans les sociétés, à la conjonction des oppositions entre les paradigmes de la nature et de la culture, ils assurent une circulation de l’information entre des niveaux de sens qui ne sont pas sans correspondances au sens baudelairien du terme.
Culture, Histoire et démocratie.
S’interroger sur la place de la Culture dans les sociétés, c’est encore poser, avec Cornélius Castoriadis , la question de savoir si la Culture aujourd’hui est pour tous, à la disposition de tous, juridiquement et sociologiquement ou si c’est un produit des classes dominantes et/ou privilégiées, des conduites populaires ou de l’intelligentsia dans sa prétention de maîtrise de la nature. Au-delà , c'est dans les processus interactifs, dans le conflit des représentations mythiques, que naît sans doute le conflit culturel ou le désinvestissement symbolique observé de ce secteur par les classes laborieuses.
On peut, sur ce point, se demander ce qui valide une œuvre: les conditions spécifiques de sa diffusion? sa position prophétique par rapport à une politique? ou encore le fait qu’elle nous fasse trembler?
Ceci nous amène avec cet auteur à nous demander ce qu’est la Culture.
Castoriadis, répondant à cette question, écrivait: «ce qui, dans le domaine public d’une société va au-delà du simplement fonctionnel ou instrumental et présente une dimension invisible ou mieux impercevable positivement investie par les individus de cette société. Autrement dit, ce qui, dans cette société a trait à l’imaginaire stricto sensu, à l’imaginaire poétique, tel que celui-ci s’incarne dans des œuvres et des conduites dépassant le fonctionnel.»
Position également défendue par René Barbier invitant le chercheur-praticien à ouvrir l’institution, soit à repérer, décoder, ce qui est de l’ordre de l’ancien, de la reproduction du même (l’institué) et ce qui est de l’ordre du nouveau, du radicalement neuf (l’instituant) » ou de l'insolite, (les Enigmes) analysé par Jean-Marie Brohm observant ces "réalités qui refusent de se laisser assigner à un champ particulier du réel ou du savoir (et qui) par de mystérieuses affinités électives traversent toutes les limites, toutes les frontières, toutes les catégories habituelles par lesquelles nous percevons et traitons le réel ."
Quant à la démocratie, Castoriadis la définissait comme le "pouvoir du peuple, lequel, souverain, fait ses lois". La société fait, elle, ses institutions, et son institution, elle est autonome, elle s’auto-institue. et cette autonomie présuppose la liberté des individus. On voit bien les liens qui peuvent dés lors s’organiser entre démocratie et culture selon le type société auquel on a affaire.
Dans des sociétés hétéronomes ou traditionnelles, la question de la signification est fermée d’avance puisque la source de toute norme, loi, valeur, signification est transcendante dans l’absolu. «Ce que l’on doit faire est dicté sans appel par la loi et les mœurs collectives» ,c e qui est vrai pour les œuvres de la Culture et il ne fait pas d’ailleurs aucun doute que les sociétés hétéronomes ont créé des œuvres immortelles. Toutefois, de son point de vue, ces œuvres «restent inscrites dans un contexte et un horizon social historique donné». Incarnant des significations imaginaires instituées, elles correspondent au sacré, leur public y trouvant la confirmation et l’illustration des significations et valeurs collectives et traditionnelles.
 Dans les sociétés démocratiques, la situation est altérée, radicalement, car l’être est chaos mais aussi création, à la fois vis formandi et libido formandi. "A la puissance de créations caractéristiques de l’être en général, il ajoute un désir de formation".
LÃ , deux positions sont encore possibles:
• lorsqu’il organise rationnellement, il ne fait que reproduire, répéter des formes existantes (mimesis),
• lorsqu’il organise poiétiquement, il donne forme au chaos et Castoriadis d’estimer que ce «donner forme au chaos» est la meilleure définition de la Culture, tant elle est à la fois sens et signification, reliées entre eux (religere). La religion, elle, garantit et clôture cette possibilité de création par la référence transcendantale.
Pour Castoriadis, la création démocratique abolit toute source transcendante de signification, c’est une création illimitée qui rompt la clôture de la signification et restaure à la société vivante sa vis formandi et sa libido formandi. Nous donnons forme au chaos par notre pensée, notre action, nos travaux, et cette signification n’a aucune garantie extérieure à elle.