Réforme des universités et de la recherche : des discours aux actes
Depuis des mois, le gouvernement proclame sa volonté de réformer le
système de l’enseignement supérieur et de la recherche pour le hisser au
meilleur niveau mondial.
De nombreux représentants de la communauté scientifique, parmi lesquels
des signataires de ce texte, ont manifesté un grand intérêt pour ce projet et ont
proposé de nombreuses pistes de réflexion. Le ministère les a pieusement
écoutés pour ensuite ne tenir aucun compte de leurs suggestions et remarques. Et
les orientations finalement retenues, souvent en contradiction avec le but affiché,
sont extrêmement préoccupantes.
Ainsi, alors que l’objectif affiché est l’excellence de nos universités et de
notre recherche, alors que Mme Pécresse a proclamé sa volonté de porter nos
meilleurs établissements aux premiers rangs du fameux classement de Shanghai,
comment comprendre que les réductions d’effectifs annoncées touchent
notamment les universités les mieux placées dans ce classement ?
Le ministère réplique que ces suppressions de postes pourront être
compensées par la possibilité de moduler la charge d’enseignement des
universitaires en fonction de leur activité de recherche, possibilité qu’introduit
un récent projet de décret. Une modulation des services, dans son principe,
pourrait avoir l’intérêt de réduire la lourdeur de la charge d’enseignement qui
handicape l’activité de recherche de nombreux universitaires, notamment vis-à vis
de certains collègues étrangers. Mais ses modalités de mise en oeuvre en font
une mesure dangereuse, hypocrite et contre-productive.
La modulation envisagée est dangereuse : elle dépend du seul pouvoir du
président d’université et de son conseil d’administration, nullement liés par
l’avis seulement consultatif du Conseil National des Universités. Cet organe
représentatif, chargé de l’évaluation des universitaires, tire pourtant sa légitimité
de son indépendance à l’égard du pouvoir central (ministère) et des pouvoirs
locaux (président et conseils d’université) ainsi que de sa composition, qui
garantit une évaluation des universitaires par des pairs compétents, ce qui est
indispensable à toute évaluation impartiale et équitable. En le confinant à un rôle
subalterne et en conférant des pouvoirs exorbitants aux présidents d’université,
la réforme porte gravement atteinte au principe d’indépendance des
universitaires. Or ce principe est consacré dans tous les pays dotés d’universités
performantes, tout simplement parce que l’indépendance est indispensable à une
recherche créative et à un enseignement de qualité. « L’université est une
communauté de chercheurs scientifiques libres de suivre leurs idées dans
n’importe quel domaine du savoir » a dit un président de l’université Rockfeller,
célèbre université privée américaine. Loin d’améliorer la qualité de la recherche
et de l’enseignement supérieur, la réforme projetée aboutira ainsi au
« clientélisme » et au « localisme » si souvent dénoncés par le ministère.
La modulation envisagée est également hypocrite. Alors qu’on la présente
comme un moyen d’améliorer la qualité de la recherche, on doit craindre qu’elle
soit seulement un moyen d’alourdir la charge d’enseignement des universitaires.
Comment le ministère peut-il supprimer des postes dans de très bonnes
universités et soutenir, en même temps, que la modulation servira à alléger les
charges d’enseignement de la majorité d’excellents chercheurs de ces
universités ? L’érosion du potentiel d’enseignement empêchera de facto la
modulation à la baisse et imposera la modulation à la hausse, quel que soit le
niveau des Universités et des universitaires.
Et cette modulation s’avèrera ainsi finalement contre-productive. A
l’inverse de la volonté affichée par le ministère, cette mesure, si elle aboutit
donc à alourdir la charge d’enseignement, affaiblira durablement le potentiel de
recherche des universitaires. Le souci de ne pas gaspiller l’argent des
contribuables est légitime et nécessaire. Encore faut-il que ces économies
s’avèrent productives. A l’heure où l’économie réelle a besoin d’investissements
d’avenir aux dires mêmes du président de la République, la politique à courtevue
de coupes claires sans discernement dans la recherche et l’enseignement
supérieur est suicidaire.
Et là ne résident pas les seules contradictions.
Premier exemple, les « chaires organisme-université ». Ces postes,
destinés à attirer les jeunes chercheurs les plus brillants, offrent une meilleure
rémunération, des crédits de recherche et un service d’enseignement allégé
pendant 5 ou 10 ans. L’idée, si elle ne doit pas cacher la « misère universitaire
française », était assurément séduisante. Mais sa mise en oeuvre est désastreuse.
Dans la configuration actuelle, en effet, chaque chaire, avec ses crédits de
recherche budgétisés avec les salaires, coûte presque autant que deux postes
d’enseignant-chercheur ou de chercheur : à budget constant, chaque chaire
« consomme » donc deux postes ou presque et conduit ainsi à diminuer le
nombre global de postes disponibles. Et le ministère a refusé tous les modes de
financement alternatifs, même ceux n’entraînant pas d’augmentation du budget
de l’enseignement supérieur. Cette diminution des postes disponibles réduira le
nombre global de brillants chercheurs recrutés et ira donc à l’encontre du but
recherché : attirer ou retenir les meilleurs. Une bonne idée potentielle a ainsi été
travestie en « une idée astucieuse pour rendre des postes à Bercy ».
Deuxième exemple, la réorganisation de la structuration de la recherche.
La France doit nombre de ses succès scientifiques aux organismes (CNRS
notamment) qui garantissent la cohérence de l’effort national de recherche. La
recherche universitaire est particulièrement performante dans les laboratoires
dits mixtes, associant en partenariat l’organisme de recherche avec une
université ou une entreprise. Il est surprenant d’entendre le président de la
République annoncer le 22 janvier la transformation totale du CNRS en agence
de moyens, ce qui serait la fin de cette fructueuse mixité, au mépris du plan
stratégique de l’organisme pourtant accepté par l’Etat il y a 6 mois. Ce dans un
discours où il célèbre l’un de nous, qui effectue sa recherche dans un
laboratoire… mixte ! S’il importe de moderniser les Organismes, c’est en
instituant un partenariat équilibré avec l’Université. Il faut aussi donner des
moyens réels aux Organismes. Or, la réorganisation du CNRS en Instituts
s’accompagne de nouvelles missions (notamment le développement de projets
transdisciplinaires nationaux) pour lesquelles des moyens supplémentaires n’ont
pas été déployés, ce qui handicape sa capacité de soutien aux laboratoires. Sans
parler de la baisse du nombre de ses recrutements, dont la qualité est pourtant
reconnue, ni du risque d’éclatement pur et simple de l’organisme qui sonnerait
le glas d’une vision nationale pluridisciplinaire de la science française.
Troisième exemple, la politique de financement des projets de recherche.
Le gouvernement connaît les dangers d’un excès de financement de projets Ã
court terme ou trop ciblés, aux dépens des dotations annuelles des laboratoires et
des financements de projets libres (dits blancs). Pourtant, la part réelle des
dotations annuelles dans le budget des laboratoires diminue tandis que
l’augmentation réelle des projets blancs est dérisoire à l’aune des standards
internationaux. La ministre elle-même avait pourtant reconnu la nécessité d’en
augmenter significativement la part.
Les enseignants-chercheurs sont, quelle que soit leur affinité politique,
largement opposés à la réforme actuellement engagée, incohérente et mal
pensée. La gravité de la situation et la stérilité des discussions avec le ministère
contraignent le milieu à des actions de protestation inhabituelles dans une
atmosphère explosive : appel de la conférence des présidents d’université au
président de la République, rétention de notes, signature de pétitions, appel à la
grève… Certains envisagent la cessation des responsabilités collectives qu’ils
assument.
Nous en appelons au Gouvernement pour une réforme respectueuse des
libertés universitaires et soucieuse réellement de la qualité de la recherche
française.
Madame la ministre, Messieurs les conseillers, la recherche et
l’enseignement supérieur valent mieux que des mesures incohérentes et
contraires à l’ambition affichée : la performance !
Bruno Chaudret, chimiste, membre de l’Académie des sciences, directeur de
recherche, Albert Fert, physicien, prix Nobel 2007, professeur, Yves Laszlo,
mathématicien, professeur, Denis Mazeaud, juriste, professeur.