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Christianisme orthodoxe et chrétienté celtique
En Bretagne comme ailleurs, l’évocation d’une chrétienté celtique suscite généralement le doute, l’ironie, voire la suspicion. Il est cependant de plus en plus fréquent de l’entendre évoquer, tant au travers de nombreuses publications que de démarches d’intérêt personnel ou communautaire comme la Fraternité Orthodoxe Sainte Anne.
Cette méconnaissance d’une des traditions chrétiennes les plus authentiques, le désintérêt de nos contemporains pour les racines à la fois vivantes et vivifiantes de l’Occident spirituel, la non-reconnaissance de l’histoire et des cultures celtes sont autant d’obstacles qu’il convient de lever. Ignorée de Bretons contemporains, la chrétienté celtique ne pouvait que l’être des orthodoxes russes ou grecs. Il y a même, pour certains, quelque outrecuidance à rapprocher chrétienté celtique et orthodoxie, et pourtant ce n’est que simple bon sens.
Racines orthodoxes de la chrétienté celtique
II n’y eut jamais de chrétienté celtique qu’orthodoxe, et son éradication au XIIe siècle par le siège romain correspond au triomphe de l’hétérodoxie en Occident qui eut des répercussions aussi bien sur la vie spirituelle, théologique et canonique, que sur la philosophie, l’architecture, les arts et tout ce qui concerne l’âme de l'Occident médiéval.
En ce qui concerne les origines orthodoxes de la Celtie chrétienne du premier millénaire, un certain nombre de faits méritent d’être évoqués :
a) La caractéristique fondamentale de la civilisation celtique, contrairement aux civilisations gréco-romaine ou germanique, est la primauté du religieux sur le politique, de l’autorité spirituelle sur le pouvoir temporel, différence qui suffit à elle seule à expliquer « tout le reste ».
b) L’avènement du christianisme dans les pays celtiques non romanisés, c’est-à -dire les Iles britanniques et l’Irlande, s’est réalisé de façon exceptionnellement symbiotique.
Les élites spirituelles s’étant rapidement converties, il n’y eut que très peu de martyrs aux origines de ces églises. En revanche, les druides, bardes ou filid devenus de grands moines sont en quantité (saint Hervé en Armorique par exemple). Il apparaît que l’évolution culturelle de la civilisation celtique s’est effectuée par le christianisme sans rupture, de telle sorte que l’on assiste à une véritable transmutation de la culture celtique pré chrétienne. Ainsi, tout ce que nous connaissons du cycle épique breton et irlandais pré chrétien nous est parvenu grâce aux écrits monastiques.
c) Les Eglises celtes ont eu un caractère monastique très marqué. La Bretagne insulaire et surtout l’Irlande, préservée de l’influence romaine et de la menace germanique, engendrèrent une floraison monastique comparable à l’Egypte, la Palestine ou la Syrie des Ve et VIe siècles. Ces monastères-évêchés, qui structurèrent véritablement la société, méritèrent à l’Irlande le surnom d’Ile des Saints. Ils furent le creuset de la culture spirituelle des Celtes à leur crépuscule, donnant le jour à des œuvres d’une qualité artistique inégalée dans l’Occident des « temps obscurs ». Ils furent aussi le foyer rayonnant d’un renouveau pour tout l’Occident carolingien culturellement exsangue après les Invasions.
d) Jamais le lien entre l’Orient et cet extrême Occident ne furent rompus tant qu’il y eut une chrétienté celtique autonome. Les recherches contemporaines justifient de plus en plus certaines particularités celtiques par la vieille route commerciale de l’étain qui pénètre l’Irlande par le Munster, centre du renouveau ascétique du VIIe siècle. L’expansion musulmane mit fin à ce lien, ce qui explique notamment l’isolement des chrétientés celtiques par rapport au monde latin du fait des invasions barbares.
e) Ainsi, à l’heure où l’Occident latin et germanique paraphrase Augustin et le droit romain, les moines d’Hibernie lisent Platon, Plotin, Origène, Evagre et les Cappadociens dans le texte jusqu’aux grandes controverses théologiques des Xe et XIe siècles où l’école scottique est la dernière à s’inscrire dans une perspective patristique quant aux mystères fondamentaux de la foi, étant probablement la seule dépositaire d’une tradition ininterrompue de lecture des Pères grecs. On est frappé du caractère juridique de la théologie latine de cette époque par rapport à l’ambition métaphysique d’un Scott Erigène, mais aussi d’un saint Bernard et de ses disciples, qui sont les héritiers directs de cette transmission des Pères par l’Irlande, et peut-être les derniers feux de l’Orthodoxie en Occident avant l’ère scolastique.
f) Faute de pouvoir reprocher aux Celtes une quelconque hétérodoxie, Rome n’aura de cesse de les éradiquer par le biais politique dont les Saxons en Bretagne, les Francs en Armorique et les Normands en Irlande seront les instruments privilégiés.
Il est intéressant de remarquer que les causes évoquées pour jeter méthodiquement le discrédit sur les chrétientés celtiques (et ceci jusqu’au XIXe siècle) sont fort peu éloignées de celles qui sont utilisées dans les controverses avec l’Orient chrétien.
En résumé, on peut dire que les représentants de ces chrétientés éprouvaient une réticence globale à suivre le mouvement de confusion entre le spirituel et le temporel amorcé par les réformes de Grégoire le Grand qui aboutit à une conception totalitaire de la primauté romaine et, pour finir, au schisme.
Caractères spécifiques des chrétientés celtiques
Les caractères communs à l’Orient et à l’extrême Occident ne s’arrêtent pas à l’histoire, ils sont constitutifs et intrinsèques. Pour aller plus loin, il convient d’évoquer quelques-uns des traits spécifiques de ces chrétientés :
a) Parmi ceux-ci, l’intuition trinitaire est à la base de toute la tradition celtique, depuis ses origines les plus lointaines.
La triade est en effet la clef de voûte du système religieux celte et se reflète dans tous les aspects de leur vie politique et sociale. Cette structure trinitaire de la théologie des anciens Celtes facilitera la pénétration de la foi nouvelle. Quelques siècles plus tard, Erigène qui traduisit l’Aréopagite vers 860, défendra les formules des Grecs sur la procession du Saint Esprit dans son « De Divisione ». Si les Celtes ne semblent guère séduits par la tendance essentialiste des Latins qui conduira au schisme par l’addition du filioque, c’est peut être parce que leur piété particulièrement trinitaire, telle qu’elle ressort des quelques textes que nous possédons, était demeurée le support vécu d’un authentique personnalisme théologique.
b) La transparence du créé et de l’incréé. Un des traits constitutifs de la tradition celtique est le sens aigu de la "gloire de Dieu cachée dans les êtres". II ressort particulièrement dans les vies des saints, surtout les plus anciennes, comme la « Vita Columbani » (VIIe siècle), exemplaire à ce titre.
Or, une telle valorisation du créé dépouillée de toute idolâtrie, cette école de contemplation du monde comme théophanie, cette importance du symbole qui ouvre le sensible sur le verbe spirituel du monde, tout cela constitue l’un des axes de l’Orient patristique.
De l’Aréopagite à saint Maxime, de saint Isaac à saint Grégoire de Nysse, nous retrouvons cette tradition, qui s’épanouit aussi bien dans l’art théophanique de l’Orient que dans les grandes synthèses théologiques d’un saint Maxime sur le logos des créatures ou, bien plus tard, de saint Grégoire Palamas sur l’infusion du créé par les énergies incréées de la Divinité. A rebours de cette tradition, la pensée augustinienne, surtout dans son interprétation scolastique, va opérer un divorce définitif entre l’âme et le monde ainsi qu’entre la grâce et la nature.
c) Le rapport entre nature et grâce, cette pierre d’achoppement entre l’Orient byzantin et l’Occident latin dans l’ordre ontologique, se retrouve à propos du rapport entre liberté et grâce dans l’ordre sotériologique.
Dès le VIe siècle, l’augustinisme maximalisé devient la doctrine romaine officielle, bien qu’une majeure partie du monachisme gaulois, demeuré en liaison étroite avec les moines d’Orient, comme saint Jean Cassien, saint Vincent de Lérins et beaucoup d’autres, continue de professer la doctrine commune à tout l’Orient sur la relation entre notre nature créée libre et la grâce de l’illumination. Rejetant le platonisme spiritualiste d’Augustin, Cassien affirme au contraire la corporéité de l’âme (et donc l’importance de l’ascèse), la primauté de l’illumination mystique sur la contemplation intellectuelle, et surtout le caractère souverain de la liberté humaine dans l’œuvre du salut. Cette conception, traditionnelle en Orient, qui place la liberté personnelle à parité avec la grâce, sera développée par saint Grégoire de Nysse sous le nom de synergie, comme la doctrine des Eglises d’Orient.
En Occident, les écrits de Cassien et de ses disciples seront condamnés, malgré la sainteté reconnue de leurs auteurs, au concile d’Orange de 529, comme semi-pélagiens. Ce choix de l’Eglise latine sera fondamental quant à l’évolution de toute la pensée occidentale par la suite, préparant le triomphe du thomisme et de l’averroïsme au XIIIe siècle.
Or, là encore, les Eglises d’Irlande et de Bretagne prirent fait et cause pour la doctrine de la synergie, à tel point qu’on les retrouve accusées de semi-pélagianisme sous Grégoire le Grand.
d) Un bref survol des principaux aspects communs à l’Orient et aux Celtes chrétiens serait inachevé sans une évocation du thème de l’épectase. Celui-ci est longuement développé par saint Grégoire de Nysse dans la Vie de Moïse qui est une lecture spirituelle du livre de l’Exode.
Ce thème, traditionnel en Orient où il apparaît déjà chez Philon et Origène, considère la plénitude du Royaume comme une migration dynamique "de gloire en gloire", un exode infini de l’âme en Dieu infini. Dieu se donne infiniment à l’âme dont la participation à la divinité ne saurait elle-même être limitée, dès lors que nous serons "semblables à Lui".
Mystique dynamique, cette représentation du Royaume est loin de l’imaginaire de l’Occident latin médiéval, pour lequel le paradis est souvent figé dans la rétribution des mérites et la contemplation statique du trône divin.
Elle trouve paradoxalement un écho en Irlande des VIe et VIIe siècles avec le récit de la navigation de Saint Brendan. Abbé d’un monastère des côtes irlandaises, celui-ci entreprend avec douze de ses moines un voyage à la recherche du paradis. De merveille en merveille, cette odyssée chrétienne conduira saint Brendan vers l’éternité dans une navigation sans fin, figure de son propre exode intérieur. Ce récit irlandais, dont les versions abondent, fut dûment commenté tout au long du Moyen-Age ainsi qu’à l’époque moderne. Ici encore, il n’est pas interdit d’y trouver une conception "initiatique" de la destinée de l’âme, se rapprochant de l’épectase chère aux commentaires orientaux de l’Exode.
Conclusion
Ce rapide aperçu des caractéristiques communes aux deux traditions ne prétend pas établir entre elles un rapport d’équivalence. En effet, la tradition de l’Orient chrétien est aujourd’hui la tradition vivante de l’Eglise alors que la tradition celtique est une tradition ecclésiale éradiquée aux environs du XIIe siècle, et notre propos n’est pas ici de la ressusciter artificiellement.
Certes, nombre de ses aspects ont plus ou moins perduré dans les cultures populaires des pays celtiques, mais celles-ci sont aujourd’hui peu à peu absorbées et dissoutes dans le grand chaudron positiviste contemporain. Ces quelques lignes voudraient simplement contribuer à restituer la parenté foncière qui exista entre deux réalités anachroniques et heureusement transchroniques, la Celtie et l’Orthodoxie, dont nous vivons la rencontre après huit siècles d’histoire manquée.
Ainsi, de même que la Vérité de Dieu nous rend toujours notre vérité d’hommes, la Tradition à laquelle l’Esprit nous greffe nous rend-elle à l’esprit de notre tradition d’hommes.
Diacre Maxime le Diraison