Sur ce rivage était la demeure d'Amycus roi des Bébryces et les étables qui renfermaient ses nombreux troupeaux. Fils de Neptune et de la nymphe Mélia, Amycus était le plus féroce et le plus orgueilleux des mortels. Par une loi barbare, il obligeait les étrangers à se battre au pugilat contre lui et avait déjà fait périr ainsi plusieurs de ses voisins. Dès qu'il aperçut le vaisseau, il s'approcha du rivage, et sans daigner s'informer ni quels étaient les Argonautes, ni quel était le sujet de leur voyage : "Vagabonds, leur dit-il fièrement, écoutez ce qu'il faut que vous sachiez. De tous ceux qui abordent chez les Bébryces, aucun ne s'en retourne sans avoir auparavant essayé ses bras contre les miens ; choisissez donc le plus habile d'entre vous au combat du ceste, afin qu'il se mesure à l'instant avec moi. Telle est la loi que j'ai établie ; si vous refusiez de vous y soumettre, la force saurait bien vous y contraindre." Ce discours remplit d'indignation les Argonautes. Pollux, plus vivement offensé du défi qu'aucun autre, s'empressa de l'accepter et répondit ainsi : "Arrête, qui que tu sois, et cesse de parler de violence. Nous obéirons volontiers à ta loi; tu vois ton adversaire et je suis prêt à combattre." Amycus, étonné de sa hardiesse, le regarda en roulant des yeux farouches, comme un lion environné par des chasseurs fixe ses yeux ardens sur celui qui lui a porté le premier coup.
Le fils de Tyndare dépose aussitôt son manteau dont le tissu délicat était l'ouvrage d'une Lemnienne qui le lui avait donné comme un gage de sa tendresse. Le roi des Bébryces détache en même temps le sien de couleur noire et d'une étoffe grossière, et le jette par terre avec le bâton noueux qu'il portait à la main. Près d'eux était un lieu commode pour le combat ; les Argonautes et les Bébryces se rangent à l'entour et s'asseyent séparément sur le sable. Les deux rivaux offraient aux yeux des spectacles bien différens. Amycus ressemblait à un fils de l'affreux Typhon ou aux Géans que la terre irritée enfanta contre Jupiter. Pollux était aussi beau que l'étoile brillante du soir; un léger duvet ombrageait encore ses joues, la grâce de la jeunesse brillait dans ses yeux ; mais il avait la force et le courage d'un lion. Tandis qu'il déployait ses bras pour essayer si la fatigue et le poids de la rame ne leur avaient point ôté leur souplesse, Amycus, qui n'avait pas besoin d'une pareille épreuve, le regardait de loin en silence et brûlait de verser son sang.
Lycorée, l'un des serviteurs du roi, jeta devant eux des cestes d'une force et d'une dureté à toute épreuve : "Prends sans tirer au sort, dit fièrement Amycus, et choisis ceux que tu voudras, afin qu'après le combat tu n'aies aucun reproche à me faire ; arme tes mains et bientôt tu pourras dire si je sais former un gantelet de cuir et faire couler le sang des joues de mes adversaires.
Pollux ne répondit qu'en souriant et ramassa les cestes qui étaient à ses pieds. Castor et Talaüs s'approchèrent pour les lui attacher et l'animèrent en même temps par leurs discours. Arétus et Ornytus attachèrent ceux du roi, bien éloignés de penser qu'ils rendaient pour la dernière fois ce service à leur maître.
Bientôt les deux combattans s'avancent en tenant leurs mains pesantes élevées devant leurs visages. Le roi des Bébryces fond sur son adversaire comme un flot impétueux. Semblable à un pilote habile qui détourne adroitement son vaisseau pour éviter la vague qui se précipite et menace de le submerger, Pollux, par un mouvement léger, se dérobe aux coups d'Amycus qui le poursuit sans relâche. Ensuite ayant bien examiné les forces de son adversaire et connaissant sa manière de combattre, il fait ferme à son tour, déploie ses bras nerveux et cherche les endroits qu'Amycus sait le moins garantir. Comme on voit des ouvriers assembler à grands coups les pièces d'un navire et faire retentir l'air du bruit de leurs marteaux, ainsi les deux combattans se frappent avec furie les joues et les mâchoires et font sans cesse résonner leurs dents sous la pesanteur de leurs poings. La fatigue épuise enfin leurs forces, ils se séparent, et tout hors d'haleine essuient la sueur qui coule à grands flots de leurs fronts. Bientôt ils courent de nouveau l'un sur l'autre, semblables à des taureaux furieux qui se disputent une génisse. Amycus, se dressant sur la pointe des pieds, comme un homme prêt à assommer une victime, lève avec fureur un bras redoutable. Pollux penche la tête, évite adroitement le coup qui ne fait qu'effleurer son épaule, et s'avançant aussitôt sur son adversaire, le frappe de toutes ses forces au-dessus de l'oreille. L'air retentit au loin, les os sont fracassés. Amycus, vaincu par l'excès de la douleur, tombe sur ses genoux et rend le dernier soupir.
Tandis que les héros minyens poussent des cris de joie, les Bébryces, irrités de la mort de leur roi, s'avancent vers Pollux en levant leurs massues et brandissant leurs dards; ses compagnons se précipitent à l'instant devant lui et lui font un rempart de leurs épées. Castor frappe d'abord un des ennemis qui s'élançait sur son frère, d'un seul coup lui fend la tête qui tombe ainsi partagée sur les deux épaules. Pollux lui-même renverse d'un coup de pied dans la poitrine le géant Itymon, et d'un de ses poings encore armés du ceste, il porte à Mimas, au-dessus du sourcil gauche, un coup qui lui emporte la paupière et laisse voir le globe de l'oeil à découvert. Le fier Oridès, l'un des gardes d'Amycus, atteignit d'un dard Tatlaüs dans le flanc ; mais le coup ne fit qu'effleurer la peau sans blesser les entrailles. Arétus, de sa lourde massue, porte également au brave Iphitus un coup inutile et expire bientôt, lui-même sous le glaive de Clytius qui accourt au secours de son frère, levant d'une main sa hache redoutable et présentant de l'autre la dépouille d'un ours qui lui servait de bouclier. L'intrépide Ancée s'élance avec fureur au milieu des ennemis. Les deux fils d'Eacus fondent en même temps sur eux et Jason se précipite avec ardeur dans la mêlée.
Lorsqu'au milieu de l'hiver des loups affamés, trompant les chiens et les pasteurs, sont entrés dans une bergerie, et que, regardant avec avidité tout le troupeau, ils cherchent la proie qu'ils doivent d'abord dévorer, on voit les brebis effrayées se serrer, se presser et se renverser les unes sur les autres : telle est l'épouvante que les héros minyens répandent parmi les Bébryces. Comme des abeilles cachées dans le creux d'un rocher, où des pasteurs ont introduit une épaisse fumée, s'agitent d'abord en bourdonnant, et s'échappent ensuite en fuyant loin de leur retraite; ainsi ces perfides adversaires, après une courte résistance, prennent la fuite et vont porter la nouvelle de la mort du roi dans le fond de leur pays. Là pour comble de désastre, ils rencontrent Lycus à la tète des Mariandyniens leurs mortels ennemis, qui, profitant de l'absence d'Amycus, ravageait leurs campagnes et pillait leurs demeures. Les Argonautes de leur côté n'épargnaient rien de ce qui était près du rivage, et chassaient devant eux des troupeaux innombrables : "Qu'auraient donc fait, disaient-ils alors entre eux, les faibles Bébryces, si le destin eût conduit Hercule en ces lieux ? Sans doute il n'y aurait eu aucun combat; mais lorsque Amycus venait fièrement nous annoncer ses lois, la massue d'Hercule lui aurait fait oublier et ses lois et sa fierté. Mais hélas ? nous l'avons abandonné par mégarde, nous naviguons maintenant sans lui, et nous aurons plus d'une fois à gémir de son absence."
Ainsi les Argonautes se reprochaient sans cesse une séparation dont les décrets de Jupiter étaient seuls la cause. Ils passèrent la nuit sur le rivage, et s'occupèrent d'abord du soin des blessés. On offrit ensuite un sacrifice aux immortels et on prépara le repas, après lequel, au lieu de se laisser aller au sommeil, chacun se couronna des branches d'un laurier auquel le vaisseau était attaché. Orphée prit en main sa lyre dorée, et tous mêlant leurs voix à ses divins accords, chantèrent ensemble les louanges du dieu qu'on révère â Thérapné. Les vents retenaient leur haleine, le rivage était tranquille, la nature entière semblait sourire à leurs chants.