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Après quelques détours que je ne trouve en rien inopportuns, je continue le développement de la "conscience religieuse" en nos parages occidentaux car cette évolution est pertinente et devrait complèter, enrichir, les analyses archéologiques...
Un bel article de Régis Boyer dans l'E.U. :
SLAVES (MYTHOLOGIE DES)
Prise de vue :
Pour tenter de décrire ce que fut la mythologie des Slaves, il faudrait être mieux informé, d’abord, sur la personnalité même de ces peuples – et l’histoire comme l’archéologie sont, à cet égard, d’une fâcheuse indigence ; en second lieu, nous manquons de sources sûres, les principaux documents écrits sur lesquels il nous faut nous fonder émanant d’observateurs étrangers qui ont écrit à une époque récente (Procope de Césarée : De bello gothico, III, 14, VIe s. ; Saxo Grammaticus : Gesta Danorum, fin XIIe s. ; Adam de Brême : Gesta Hammaburgensis, fin XIe s. ; Côme de Prague : Chronica Boemorum, début XIIe s. ; Knytlinga saga noroise, fin XIIIe s.) ou de témoins prévenus, sinon hostiles, parce que chrétiens (divers homiliaires comme celui, tchèque, d’Opatovice ; la Chronique de Thietmar de Merseburg, vers 1015 et la Chronique des Slaves du curé Helmold, vers 1170), quand ils ne sont pas fragmentaires (telle la Chronique dite Primaire ou de Nestor, qui a été écrite au XIIe siècle et ne s’intéresse qu’à une partie des Slaves). Reste un folklore très riche et très vivant mais qui pose, ici comme ailleurs, de délicats problèmes d’interprétation.
L’archéologie pourrait également nous aider, mais les quelques sanctuaires exhumés, à Rügen en particulier, ou à Ptuj en Slovénie, les idoles de Husiatyn, en Galicie (une tête à quatre faces perchée au haut d’une colonne carrée de 2,70 m de haut) restent d’une authenticité « slave » contestée.
De plus, il convient, en raison des contacts et influences subis, de distinguer entre Slaves méridionaux, orientaux et occidentaux ; mais il est souvent difficile de dégager les traits spécifiques de chaque groupe au-delà des collusions étroites avec les cultures, respectivement byzantine, celtique et germanique. Ainsi, le rôle que joue le coq, bien attesté partout, pourrait remonter aux Celtes ; la divinité Mokos évoque bien fort la Grande Déesse scythe ; l’oiseau-dieu Simurgh ne peut guère qu’avoir été emprunté au bestiaire iranien par l’intermédiaire des Sarmates, et le chamanisme informe tout un complexe de représentations, métamorphiques notamment.
On tentera ici, à titre d’hypothèse, de discerner quelques grands caractères communs à ces peuplades, incontestablement indo-européennes, à l’origine agricoles, sédentaires et foncièrement pacifiques, dont la seule constante est un culte prononcé de la famille, au sens large (rod, pluriel rody). Il n’est pas impossible non plus de retracer, diachroniquement, une évolution plausible.
Du culte des ancêtres à celui de la nature
En premier lieu, il semble que le stade archaïque, primitif de cette religion ait été le mânisme : un texte russe du XIe siècle établit que les Slaves (orientaux en l’occurrence, mais la généralisation est permise) sacrifièrent « d’abord » aux rody et aux rozanicy (dérivé du précédent – les deux mots désignant les mânes ou esprits des ancêtres défunts), puis « aux fleuves, aux nymphes et à d’autres esprits », enfin « à Perun, leur Dieu ».
C’est ce que dit Procope de Césarée : « Ils considèrent qu’un seul dieu, le créateur de l’éclair, est le maître du monde ; ils lui offrent en sacrifice des bœufs et autres animaux [...]. Ils offrent aussi un culte aux fleuves, aux nymphes et à d’autres esprits. »
En bons Indo-Européens, ils ne mettaient pas en doute l’existence d’une vie après la mort, ce qu’atteste l’archéologie des tombes où le défunt était pourvu de tous les biens nécessaires à son autre existence. Et sans doute croyaient-ils en la réincarnation, la continuité du clan familial étant ainsi assurée par l’éternel retour des défunts.
Par la suite, d’ailleurs, l’individualisation atteindra les rody (Rod, avec une majuscule, sera une divinité mâle) et, partiellement, les rozanicy, conçus collectivement comme les bénéficiaires d’un grand festin au solstice d’hiver.
Lorsque le culte de la « grande famille » ou zadrouga paraît en pleine lumière, les esprits des ancêtres se retrouvent, toujours de façon collective, dans les domovoï (littéralement, protecteurs) et, sous forme dégradée, dans les vampires – beregyni ou rusalki – qui, tous, à des degrés divers, ont joui d’un culte propre et ont traversé les siècles. Il s’ensuit encore que la magie a dû jouer un rôle de premier plan, à ce stade, le Slave ancien paraissant évoluer dans un univers de doubles où toutes les interpénétrations et transfusions étaient possibles. Il suffit de lire ce que dit Hérodote (Histoires, IV, 105) des Neures, probablement une tribu slave : « Une fois par an, tout Neure devient pendant quelques jours un loup, après quoi il reprend sa première forme. »
On peut supposer, en deuxième lieu, que, dans une sorte de panthéisme brut, ce mânisme ne s’est pas nettement distingué d’un naturalisme ou d’un animisme qui, ensuite, tendit à se dégager et à exister pour lui-même. Certains témoignages donneraient à penser, en tout cas, que rochers, sources, arbres, feu, etc. ont bénéficié de dévotions particulières.
Le soleil, notamment, a pu être adoré en soi et certaines déités plus récentes n’en seraient que des émanations spécialisées : ainsi Jarilo (le soleil éclatant), Ivan Kupalo (le soleil couchant), Svarog (le feu), Perun (la foudre), sans parler de l’oiseau solaire, Simargl.
L’eau aurait semblablement suscité Mokos, le vent, Sviatovit ou Sventovit avec ses quatre faces, la terre, Volos. Et le deus otiosus du ciel lumineux que sera Svarog (dont Svarozic est dérivé) a dû naître à cette époque. De même, c’est toujours en relation avec les forces naturelles qu’apparaissent les innombrables cohortes de divinités indifférenciées, tutélaires de la maison (domovoï, dvorniki ou kikimori), des bois (lesii), des eaux (vodjanoï, rusalki). Sans doute faisaient-elles l’objet d’un culte spécifique, le culte en tant que tel paraissant bien avoir été l’expression même et, à la limite, le tout d’une religion qui se connaissait dans ces actes signifiants.
On ajoutera que, dans ces opérations rituelles, le destin a dû jouer un rôle de tout premier plan, notamment en raison de l’importance que la divination, la consultation et l’interprétation des augures ont gardée jusqu’au XIIe siècle au moins, époque où Saxo Grammaticus attire notre attention sur le fait.
Des divinités multiformes
En troisième et dernier lieu, selon un processus bien connu, intervient une anthropomorphisation, une individualisation de ces forces ou de ces esprits. À compter des Xe-XIe siècles, semble-t-il, on est en droit de parler de panthéons dans l’acception classée du terme. On voit alors, aussi, se détacher d’un fond commun quelques spécialisations que nous allons évoquer.
Mais il convient d’attirer l’attention sur le type de relations que le Slave institue avec sa divinité et qui relève de l’affection, non de la terreur : il lui parle avec tendresse, sur un mode un peu puéril, l’appelle par son diminutif, la flatte volontiers.
A dû être vénéré par tous les Slaves, en qualité de dieu suprême, Svarog (dont Svarozic et Dazbog, plus tard adorés pour eux-mêmes, ne seraient initialement que des dérivés, voire de simples épithètes).
C’est lui, sans doute, qui a suscité l’érection de quelques-uns des grands temples dont l’archéologie a retrouvé les vestiges, par exemple à Stettin, Wollin, Wolgast, et surtout Arcona et Garz, dans l’île de Rügen.
Les Slaves orientaux, s’il faut en croire la Chronique de Nestor, malheureusement coupable de confusions évidentes avec la réalité scandinave, auraient adoré premièrement Perun (ou Perkin), dieu du ciel et de l’orage, partant, de la fertilité-fécondité : il reprendrait les attributs de Rod.
Sous un aspect plus intellectuel, Svarog (mot qui se rapporte au thème suer : lier – le fait de « lier » par le feu étant l’apanage du forgeron-solaire-merveilleux, du magicien-omnipotent) reprendrait la même idée. Molos, la seule déesse slave que nous connaissions, s’intéresserait plus nettement aux activités végétatives, au commerce et à sa réglementation.
Les Slaves des rivages de la Baltique proposent d’autres dénominations pour des entités vraisemblablement homologues. Ici, le dieu suprême solaire s’appelle Sventovit, dont la figure semble, toutefois, moins « populaire », plus aristocratique (-vit renvoie à « seigneur »), tant en soi que dans ses diverses hypostases telles que Iarovit (de jar- : fort, furieux), Porevit (de por- : puissance) ou Rujevit (de ruj- : le rut). Svent- convoyant l’idée d’énergie, il se pourrait que nous sortions ici, quelque peu, du domaine de la troisième fonction pour amorcer un glissement vers un complexe d’idées plus martiales.
Sventovit (ou Svantevit) sera tenu pour le dieu de la guerre, mais il ne paraît pas raisonnable d’exagérer l’importance de cette dénomination.
En revanche, un point doit retenir l’attention : la plupart des figurations que nous avons retrouvées de ce dieu sont à plusieurs faces, comme en témoigne encore le nom même du dieu poméranien Triglav (cf. le polonais moderne trzy : trois, gLowa : tête).
Selon toute vraisemblance, cette diversité doit symboliser la nature multiple de ces déités, soit qu’elles aient été censées réunir sous leur puissance tous les mondes – ciel, terre, lieux souterrains et univers des esprits –, soit qu’elles aient voulu réunir ainsi les quatre éléments auxquels elles présidaient d’autre part.
On éprouve donc, en toute cette question de la mythologie des Slaves, de grandes difficultés à tenter d’isoler l’individuel du collectif ou à vouloir distinguer clairement, parmi des séries (Svarog-Svarozic-Dazbog-Stribog, ou Sventovit-Iarovit-Porevit-Rujevit), la divinité fondamentale.
Peut-être faudrait-il conclure que, fidèles aux orientations mânistes et/ou naturalistes, au collectif, que nous avons décelées dès les origines, les Slaves n’ont jamais vraiment cessé d’envisager leurs divinités sous forme plurielle, trait qui relèverait d’une mentalité profondément attachée au syncrétisme, lui-même né d’une sorte d’impossibilité à transcender une vision du monde où le soleil, l’air, l’eau et la terre constituent un fond indissociable.
On insistera sur un dernier détail, déjà suggéré. Un examen même rapide de la religion des Slaves amène à mettre en lumière un caractère inattendu : l’extrême ressemblance, sur presque tous les points fondamentaux, qu’elle présente avec la religion nordique ancienne. Cela peut tenir à la nature de nos sources d’information, bien entendu ; cela pourrait aussi venir d’une communauté mentale plus intime entre les deux univers religieux qu’on ne l’a pensé jusqu’ici. Car ce que nous pouvons dégager de plus profond – l’amour déclaré de la paix joint au respect essentiel de la famille et des ancêtres – convient aussi bien aux Slaves qu’aux Nordiques.