Un article de Jean-Jacques Hatt dans l'E.U.
" L’empire arverne
La plus grande partie du IIe siècle a été pour la Gaule une période de tranquillité relative. La civilisation de La Tène devient plus homogène et gagne tout le territoire, y compris la partie méridionale. À cette unification de la civilisation matérielle correspond une certaine unité sur le plan politique. L’empire arverne étend son hégémonie jusqu’à Narbonne aux limites du domaine de Marseille. Le chef arverne Luern, contemporain de Paul Émile, a régné autour de 160; Bituit, son successeur, vers 130. Ce dernier a laissé aux Grecs qui l’ont approché et aux Romains, ses adversaires, une grande impression de puissance et de richesse: armées innombrables, comptant jusqu’à 200 000 soldats, précédés de leurs sangliers-enseignes; chars d’argent pour transporter les chefs; or et pourpre décorant les armes et les vêtements; meutes de chiens de guerre.
Ces princes arvernes donnaient des fêtes grandioses: sur des espaces de près de cinq cents hectares étaient amoncelées des amphores de vin, des cuves remplies de victuailles. Les festins duraient plusieurs jours; ils sont décrits dans un texte d’Athénée résumant un passage de Posidonios, philosophe grec qui fit de longs séjours en Gaule à cette époque. Il s’agit là d’un usage archaïque selon lequel les rois cherchaient à s’attacher leurs vassaux au moyen de pareils repas. La poésie était en honneur. Athénée dans le Banquet des sophistes parle d’un poète qui avait reçu du roi Bituit une bourse pleine d’or et avait alors improvisé un poème célébrant le souverain et sa générosité. L’historien français Camille Jullian résume ainsi l’impression produite sur les Grecs par le royaume arverne: «Le charme des vers, l’ivresse des repas, le foisonnement de l’or, les tumultes des grandes assemblées et par-dessus tout l’apothéose d’un héros vivant, voilà ce qu’étalait aux yeux des étrangers la royauté de Luern et de Bituit, et pour tout cela, cette monarchie arverne fut l’expression la plus complète de la vie et de l’humeur gauloises.»
La constitution de l’empire arverne et la pression que ce phénomène exerça sur Marseille et le midi de la Gaule expliquent en partie la conquête de la Provence par Rome. Cette conquête est due en deuxième lieu à la nécessité d’assurer, de façon constante et avec le maximum de sécurité, les transports et les échanges par voie de terre entre l’Espagne et l’Italie du Nord. La troisième raison en fut la politique de colonisation alors suivie par la République romaine, pour procurer aux plébéiens des terres nouvelles, suivant les conceptions agraires des Gracques.
Conquête et pacification de la Narbonnaise
Dans la conquête du sud de la Gaule par les Romains, il est possible de distinguer trois phases:
– les deux campagnes de Fulvius Flaccus et de Caius Sextius contre les Voconces et les Salyens, qui ont abouti à la fondation de la forteresse romaine d’Aquae Sextiae (Aix-en-Provence);
– l’expédition, après la conclusion d’une alliance avec les Éduens, de Fabius et de Domitius contre les Allobroges et les Arvernes, se terminant par la victoire triomphale des Romains près de Bollène;
– les campagnes de pacification et l’œuvre d’organisation de Domitius, couronnées par la fondation de Narbo Martius (Narbonne) en 118 avant J.-C.
L’invasion des Cimbres et des Teutons
Interrompant l’œuvre de pacification et d’organisation des Romains en Narbonnaise, un épisode dramatique concrétisa aux yeux du colonisateur, pour la première fois dans l’histoire, le danger germanique. Depuis 120 avant J.-C., les Cimbres et les Teutons, originaires des rives de la mer du Nord et de la Baltique, avaient commencé leurs migrations vers le sud, se portant successivement vers le Norique (Autriche actuelle), ensuite vers l’Aquitaine et la Provence après avoir traversé et ravagé la Gaule. Battues à plusieurs reprises, d’abord à Noreia puis à Orange, les armées romaines devaient se concentrer, en 104 avant J.-C., dans la région d’Aix-en-Provence, sous le commandement de Marius. Ce dernier soumit d’abord ses soldats à un long entraînement, au cours duquel ils creusèrent un canal d’Arles à la mer (fossa Mariana ). Ainsi aguerris, ils purent, malgré leur petit nombre, venir à bout des Teutons, à l’issue de la bataille très dure qui se déroula non loin d’Aix (102). Marius traversa les Alpes et, gagnant la plaine du Pô, joignit ses forces à celles de Catullus. Les deux armées romaines réunies infligèrent une défaite complète aux Cimbres, près de Verceil (101 av. J.-C.).
C’est à la suite de ces alertes que les Gaulois prirent l’habitude de se réfugier dans les oppida, lieux fortifiés sur les hauteurs, qui leur avaient permis de tenir tête aux envahisseurs. Quant aux Romains, cet épisode dramatique les invitait à agrandir vers le nord le glacis protégeant l’Italie, à prolonger la route vers l’Espagne et à étendre leur autorité à la Gaule tout entière. Au reste, ils avaient déjà , par leur diplomatie, lancé deux antennes: l’une vers le nord, en s’alliant avec les Éduens; l’autre vers le sud, par des accords conclus avec les Nitiobriges, peuple celtique de la région d’Agen.
L’exploitation de la Narbonnaise et les révoltes gauloises
La province de Narbonnaise fut administrée par la République romaine suivant des méthodes d’exploitation dont le plaidoyer de Cicéron en faveur de Fonteius donne une idée. Cette province devait être progressivement ruinée par les prévarications des gouverneurs indélicats, par la multiplication des corvées et des réquisitions, par les droits de douane et de péage, par la charge excessive des impôts, par la malhonnêteté des publicains, la rapacité des banquiers et l’âpreté des trafiquants.
Certaines peuplades gauloises se révoltèrent. Ce fut le cas des Allobroges, en 62-61 avant J.-C., sous le commandement de Catugnat. Les négociants italiens furent chassés et allèrent se réfugier chez les Éduens, alliés de Rome. La Provence fut attaquée, et la ville de Valence prise. Les Romains contre-attaquèrent, sous la conduite du légat Lentinus, mais furent repoussés. Une armée de secours, commandée par Lucius Marius et Servius Galla, franchit le Rhône, ravagea la terre des Allobroges et parvint à s’emparer de Solonium, l’oppidum le plus important. Catugnat, qui dut rebrousser chemin pour défendre la forteresse, fut vaincu par les armées romaines, réunies sous les murs de Solonium.
Au cours de la période qui va de la conquête de la Narbonnaise à celle des trois Gaules (celtique, aquitaine, belgique) par César, les méthodes de la colonisation romaine devaient progressivement s’humaniser, en raison des ambitions des conquérants comme Pompée et César, qui désiraient constituer un vaste empire, et s’appuyer eux-mêmes sur la loyauté des provinciaux.
Avant la conquête de César
L’anarchie politique
À la fin du IIe siècle, l’empire arverne avait péri sous les coups des Romains. Vers 80 avant J.-C., une ultime tentative de rétablir l’hégémonie sur la Gaule fut faite par Celtill, le père de Vercingétorix. Mais, accusé de vouloir restaurer la royauté, Celtill fut assassiné, à l’instigation de l’aristocratie locale.
À la même époque se formait dans le nord de la Gaule une confédération belge comprenant, en plus des peuples celtiques qui s’y étaient déjà fixés depuis le IIIe siècle ou auparavant, des Germains amenés par les invasions des Cimbres et des Teutons, tels les Aduatuques. Cette confédération belge, appelée à devenir l’adversaire le plus tenace et le plus acharné de la conquête romaine, était placée sous l’hégémonie des Suessions, commandés par leur roi Diviciacus. Ce dernier exerçait son autorité sur les Belges du nord de la Gaule et sur les Bretons de la Grande-Bretagne actuelle, laquelle d’ailleurs avait connu, entre 150 et 110 avant J.-C., une nouvelle vague d’invasions venues du Bassin parisien et du nord de la Gaule. La confédération belge entretenait également des rapports avec les peuples de l’Ouest, notamment avec les cités d’Armorique, qui possédaient à cette époque une sorte de monopole sur le commerce maritime avec la Bretagne.
La ruine de la monarchie arverne entraîne en Gaule une profonde anarchie, qui est décrite par César. Deux groupes de tribus visaient à l’hégémonie: les Arvernes et les Séquanes, d’une part; les Éduens et leurs alliés, d’autre part. Cette rivalité, qui se prolonge par la lutte des deux factions à l’intérieur même des diverses cités ou tribus, se complique d’un combat idéologique entre deux partis: l’un (éduen) étant favorable au maintien au pouvoir d’une aristocratie toute puissante; l’autre (séquane-arverne) à la monarchie ou à la dictature appuyée sur des mouvements populaires. Ce genre de soulèvements semble avoir été fréquent, avant César comme pendant la guerre des Gaules, mais, la plupart du temps, il fut voué à l’échec. C’est le cas notamment de la tentative de Celtill chez les Arvernes et plus tard, peu de temps avant la guerre des Gaules, d’Orgétorix l’Helvète, de Dumnorix l’Éduen, de Casticos le Séquane.
Le jeu des Romains consistait à soutenir le parti des notables qui gouvernaient en fait la plupart des cités gauloises. Cette action diplomatique avait eu pour principaux agents les négociants italiens, qui entretenaient des relations d’hospitalité avec les notables. "