Bonjour les gens !
Avant de parler de Tristan, je voudrais, comme promis il y a déja un bon moment, vous en dire un peu plus sur le mystérieux roi de Bretagne Arastagnus :
Dans le Codex Calixtinus, manuscrit composé à Compostelle vers 1150-1160, on trouve mentionné plusieurs fois un certain roi de Bretagne, nommé Arastagnus.
Le Livre de saint Jacques (dont le Codex Calixtinus est le plus ancien manuscrit) comprend cinq opuscules :
- Livre I : anthologie de pièces liturgiques en l’honneur de l’apôtre : panégyriques, sermons, offices, hymnes.
- Livre II : livre des miracles de l’apôtre
- Livre III : livre de la translation des reliques du saint
- Livre IV : Chronique de Turpin
- Livre V : Guide des pèlerins
Le nom d’Arastagnus est mentionné trois fois dans la Chronique de Turpin ou Pseudo-Turpin. Le pseudo-Turpin, qui fit en France la renommée de Compostelle, est vraisemblablement né à l’abbaye de Saint-Denis en 1119, d’une collaboration entre les tenants du roi de France, les chanoines de la cathédrale galicienne et le nouveau pape bourguignon, Calixte II. Ce n’est que postérieurement que le pseudo-Turpin fut inclus dans le Codex Calixtinus. Cette chronique conte les aventures de Charlemagne, de Roland et de leurs preux en Espagne, et leurs combats contre les Maures. Arastagnus est l’un des compagnons de Roland. Voici les trois mentions du Turpin :
“Arastagnus, rex Britannorum, cum septem milibus virorum bellatorum. Alius tamen rex tempore istius in Brittannia erat, de quo mencio nunc ad plenum non fit”.
“ex alia Arastagnus cum suo”.
“et Arastagnus rex Britannie [...] Oellus comes apud Nantas, urbem suam, cum aliis multis Britannis sepelitur”.
Et celle du guide des pèlerins, qui invite à visiter le tombeau des compagnons de Roland :
Item in landis Burdegalensibus, villa que dicitur Belinus, visitanda sunt corpora sanctorum martirum : Oliveri, Gandeboldi regis Frisie, Otgerii regis Dacie, Arastagni regis Brittannie, Garini ducis Lotharingie,…..
De même dans les landes de Bordeaux, dans une petite ville appelée Belin, on doit rendre visite aux corps des saints martyrs Olivier, Gondebaud, roi de Frise, Ogier, roi de Dacie, Arastain, roi de Bretagne, Garin, duc de Lorraine,….
On remarque aussi la présence de Hoël, comte de Nantes, c'est-à-dire soit Hoël 1er (953-990), soit Hoël II (1066-1084), tous deux issus de la lignée des princes de Cornouaille.
Mais ce n’est pas tout : Arastagnus est mentionné aussi, sous différentes formes, dans des œuvres en langue romane :
Chanson d’Agolant :
“Rois Arestanz ot le conte Engolier / Et de Boorges Lambert le Bernier / Firent la tierce o .x. mile chevalier”
Dans un poème de Raimond Miraval :
“per so m’era derriers / De totz los autres mes, / Que mon loc nom tolgueq / Rotlands ni Oliviers, / Ni ges Orestains ni Augiers / No cugera que s’i mezeo”
Dans un planh (complainte funèbre) de Bertrand de Born sur la mort de Geoffroy II, duc de Bretagne, où abondent les allusions aux héros épiques : Raoul de Cambrai, Estout de Langres, Oristain, Guill. d’Orange.
Dans la Chronique dite saintongeaise : « Arastainx, li roi de Bretagnie ». Cette chronique dérive du Turpin.
Dans les Gesta Karoli Carcassonam et Narbonam : Torestan en provençal, Torestagnus, Torrestagnus en latin, est présenté comme le frère de Salomon de Bretagne : « Salamon de Britania et Torestagnus, frater eius / Salamo de Bretanha e Torestan, frayre de luy »
Dans le Ronsasvals sont mentionnés : Estout de Lingres, Arrestat e Augier e Salamon de Bretanha lo bier ;
On retrouve aussi sa trace en Bretagne, mais dans des œuvres plus tardives :
Dans la Genealogie des roys, ducs et princes de Bretaigne de Pierre le Baud (15ème siècle) :
“[f° 8r°] […] Et en apres, au temps du roy Charles empereur, fut roy de Bretaigne Arrastanus, lequel, scelon la Cronicque Turpin, archevesq(ue) de Reims, acompaigna ledit empereur a la conqueste d’Espaigne et mourut a Roncevaulx avec les autres princes de l’ost, par la traïson Gannes le proditeur. Et nonobstant y avoit adoncq ung autre roy en Bretaigne, ainsi que ledit Turpin rapporte. Mandonus ap(rè)s y regna, qui fit bataille pour sa liberté co(n)tre Charles, connestable de l’empereur Loys, filz dudit Charles le Grant, en laquelle il mourut.”
Après Mandonus, Le Baud place Nominoë. Sa source, comme il le dit lui-même, est la Chronique de Turpin.
Dans les Grandes croniques de Bretaigne d’Alain Bouchart (1514) :
“Charlemaigne donna à Arastagnus roy de Bretaigne, pour remunerer luy et ses Bretons des services qu’ilz avoient faiz en celle conqueste, le royaulme de Navarre et toute la terre des Basques à toujourmais, dont il ne jouyst guerres de temps car bien tost aprés il fut tué en la bataille de Roncevaulx, comme il sera dit cy aprés.”
Lui aussi a puisé à la Chronique de Turpin. Dans sa liste des rois bretons, qui commence avec Conan Meriadec, il place Arastagnus après Daniel et avant Machonus (le Mandonus de Le Baud), Neomenius (Nominoë), Heruspogius (Erispoë) et Salomon.
Dans la vie de saint Jaoua, par Albert le Grand (Les vies des saints de la Bretagne Armorique, 1636), on trouve plusieurs mentions d’Arastagnus :
“Il y avoit, en ce temps là, un riche & puissant Seigneur en Cornoüaille, lequel demeuroit d’ordinaire en un Chasteau, nommé Kerarroüé, bon Chrestien & bien-faicteur des Moynes & Ecclesiastiques, & s’appelloit Arastagn.”
“La bonne Dame, mere du nouveau converty, depescha en poste à Kerarroué, vers Arastagn son frere, pour luy porter la nouvelle de la conversion.”
“il resigna sa Recteurie de Brasparz & son Abbaye de Daoulas à Tusveanus, fils d’Arastagn.”
Albert le Grand indique que pour composer sa vie de saint Jaoua, il a utilisé deux manuscrits différents, l’un étant un inventaire de traditions. Il décrit Arastagnus comme étant un seigneur de Cornouaille, comte et prince, dont le neveu, seigneur du Faou, fut l’ennemi de Saint Paul Aurélien. Arastagnus avait également un fils, Tusveanus, qui fut abbé de Daoulas et recteur de Brasparts (Monts d’Arrée) après Jaoua, lorsque celui-ci remplaça saint Paul comme évêque de Léon. On retrouverait le nom de Tusveanus dans la chapelle de Saint-Usven à Ploudalmézeau.
Revenons maintenant à Tristan. Si j’ai intitulé ce fil : les deux Tristan, c’est parce que son nom se recontre sous deux formes différentes :
Dristan, Diristan, Drystan, Trystan dans les récits et triades gallois. Tristan dans les romans français.
Trestan, Trestain, Torestannus, qui est la forme vernaculaire bretonne armoricaine : Trestan dans le Cartulaire de Quimperlé, Guillin Trestan, nom d’homme en 1334 à Hennebont, Insula Trestanni pour l’île Tristan de Douarnenez en 1368, mais Isle Trestain en 1351.
La forme Tristan représentant la prononciation Tröstan est une forme écrite plutôt galloise. transmise aux écrivains étrangers par l’écriture. Dès le 9ème siècle, on prononçait Dröstan, Tröstan, et on écrivait Dristan, Tristan. Cette forme remonte à un vieux brittonique Drustãno- commun à tous les Brittones. La forme bretonne armoricaine correspondante est Trestan. (J. Loth)
On connaît l’inscription latine de Fowey, datée du 6ème siècle, qui mentionne le nom de Drustan :
dRVSTANVS HIC IACIT CVNOWORI FILIVS
Supposons que le « d » minuscule ait été lu « A », de même que le premier « V », on aurait :
ARASTANVS HIC IACIT CVNOWORI FILIVS
Et si on rapproche certaines formes entre elles :
Trestain / Arastainx / Orestains / Oristain
Trestan / Arestanz / Torestan / Torestagnus / Arestat
A partir du nom picte Drostan, vieux brittonique Drustãno-, on a donc trois graphies différentes : Tristan au pays de Galles, forme qui aurait été transmise aux écrivains anglo et franco-normands à partir de textes rédigés par des gallois (comme Breri par exemple, source avouée de Thomas), Trestan et Arastagnus en Bretagne continentale, les différentes formes du nom d’Arastagnus se retrouvant en grande majorité dans les chansons de geste, alors qu’elles sont absentes des romans courtois, de même qu’Iseult n’est jamais liée à Arastagnus.
A noter tout de même qu’on trouve les deux noms (Tristan/Orestain) dans la poésie des troubadours, mais là encore, il n’y a pas de lien direct entre les deux : l’un est rattaché à Iseult et la légende celtique, l’autre aux compagnons de Charlemagne.
Les deux noms apparaissent en même temps ou presque dans la littérature médiévale : 1135 pour la première mention de Tristan par le troubadour Cercamon, un peu plus tôt (1119) pour Arastagnus dans le Pseudo-Turpin.
Enfin, Arastagnus est mentionné plusieurs fois soit en compagnie de Salomon, soit d’Hoël, soit des deux à la fois. Il est même présenté comme le frère de Salomon. Salomon eut effectivement un frère, nommé Rivelen, mais surtout, il était le fils de Riwallon, lui-même frère ou beau-frère de Nominoé.
Or, Rivalin, Rivalen, Rivoalen est le père de Tristan chez Eilhart d’Oberg, dont l’œuvre dérive de celle de Béroul, et chez Gottfried de Strasbourg, qui traduit Thomas d’Angleterre. Eilhart comme Gottfried font également le récit d’une bataille devant Karahès, à laquelle participe Tristan comme chef de guerre, et où s’affrontent le roi Hefelin et son vassal, le comte Riol de Nantes. Le roi Hefelin et son fils Kéhénis (Kaherdin) sont assiégés dans Karahès par Riol. Hefelin correspond au prénom breton Hoël.
On a d’un côté : Tristan/Rivalen/Hoël, et de l’autre Arastagnus/Salomon/Hoël. Les traditions sur Tristan/Arastagnus apparaissent donc fortement liées à la famille royale de Poher, dont sont issu les comtes de Cornouaille. Or, cette lignée de Cornouailles accède au pouvoir ducal en 1066, par Hoël II. Hoël, comme son fils Alain IV Fergant étaient bilingues, et Alain épousa d’abord Constance, la fille de Guillaume le Conquérant en 1086, puis Ermengarde d’Anjou, fille de Foulque le Réchin, qui avait été mariée à Guillaume le Troubadour, et répudiée par lui en 1092. On peut supposer que la lignée de Cornouaille a donné une certaine impulsion à la transmission orale, puis écrite, des traditions et légendes brittoniques, encore que cette transmission semble bien être plus ancienne, puisqu’en anthroponymie, on trouve les prénoms Torestennus, entre 1040 et 1055 en Anjou, Torestainus en 1053 à Lucera (Pouilles), Trostainus en 1082 à Mileto (Calabre). Tous trois sont des formes bretonnes continentales. Les deux derniers ont certainement été transmis par les Bretons qui ont accompagné les fils de Tancrède d’Hauteville en Italie du Sud et en Sicile. On peut rapprocher la présence de ces anthroponymes en Italie du Sud de celle de la mosaïque d’Otrante, qui montre le roi Arthur assis sur un bouc ou une chèvre, et luttant contre un chat monstrueux, le chat Palu des triades galloises, ou encore de la légende populaire recueillie oralement entre 1183 et 1189 en Sicile par Gervais de Tilbury, légende qui place le tombeau d’Arthur sous le mont Etna.