Les cornes-trophées et la défaite du mâle, p.285-286
(...) p.285 Mais en transférant des capridés aux cervidés le signe des cornes, la Vierge des chasseurs tendait à isoler, pour mieux s'en emparer, le signe du mâle. Elle accentuait par là sa maîtrise de Potnia. Ornement du mâle soumis, tué ou immolé, symbole opposé au lion victorieux et complémentaire du lion dompté, les cornes sont l'emblème favori de l'Archère elaphebolos (en grec dans le texte), de la Tueuse, avec sa féminité exclusive, implacable ennemi des conjonctions d'Aphrodite. Avec moins de violence, le cerf enfourché par sa cavalière atteste aussi, et précisément par ses cornes, la subordination du mâle à celle qui le monte. Les cornes du mari trompé, déjà présentes dans l'Onirocritique d'Artémidore, viennent de la même source symbolique: elles doivent servir à signifier, comme le devinait déjà le thesaurus grec, la dérision de la femme sur la puissance masculine- mais de la femme divine, non de la femme réelle qui n'en a pas le droit... Au lieu d'être un lion triomphant, le mari n'est-il pas transformé par sa femme en compagnon docile de la chaste Artémis, cerf encorné que la Tueuse de cerfs joue à enfourcher et se réserve, victime de choix, pour ses autels? Dérision divine*, suite logique de celle des Potniai archaïques, qui substituaient au signe du lion vaincu celui d'un faux mâle, le cerf-biche, aux cornes contre nature... (...)
* n°19 p.289: Artémidore dit que la femme infidèle "fait les cornes" à son mari; il cite l'expression comme un dicton: donc elle remonte très haut. La femme infidèle ferait-elle ces cornes dans un geste de dérision (avec deux doigts de la main)? Geste moderne d'origine ancienne, mais obscure. Il faut remarquer que dans une société où la femme, très dépendante, ne joue dans l'adultère qu'un rôle passif (cf. Cantraine, DELG, moichos), elle ne peut revendiquer le pouvoir de dérision, qui est un privilège mesculin. Il faut donc chercher derrière ces cornes "faites" par une femme qui ne peut échapper à son conditionnement sociologique, un conditionnement mythique. Le mari trompé- chasseur qui n'est plus maître de saproie et lion vaincu- suggère la perspective de la Potnia, qui a vaincu le lion et noué amitié avec le cerf. Or les cornes du cerf ne sont pas les cornes fermement masculines du taureau ou du bélier. Elles deviennent dérisoire dans la mesure où le cerf est le symbole féminin de faiblesse illustré par les proverbes. Le mari trompé est en somme voué par sa femme au sort d'Actéon, privé de sapuissance par Artémis, devenu semblable, avec ses cornes données par une femme, au cerf immolé; le mari trompé se sent, comme Actéon, pousser des cornes fatales. A cette explication du dicton, toujours actuel, d'Artémidore, on peut joindre l'hypothèse d'un résidu cultuel plus ancien. Les chasseurs auraient revêtu des peaux de cerfs avec des cornes pour célébrer le culte d'une divinité féminine de la chasse exigeant l'abstention sexuelle de ses fidèles- d'où la signification des cornes que le chasseur revêt pour l'occasion. La date du culte pouvait correspondre à un seuil annuel, et à une alterbative divine (telle l'alternance gauloise Esus/Cernunnos). Les cornes ont pu devenir ainsi le symbole d'une alternance suggestive.
Droite/gauche ou mars et septembre p.286
Un tabou différenciait la corne gauche de la corne droite, et les auteurs anciens y font quelques allusions. On peut élucider quelques aspects et tenter de le situer par rapport aux rires accomplis par les chasseurs en temps voulu. Les dates-clefs de la chasse sont, en gros, les équinoxes, mars et septembre, elles définissent une saison préférentielle (du début de l'automne à celui du printemps) où les hommes sont plus ou moins libérés des occupations agricoles et où les champs eux-mêmes sont souvent libres de culture. Le neuviè-me mois du calendrier attique, qui correspond à notre mois de mars, s'appelle Elaphéboliôn, et il coïncide avec une fête d'Artémis tueuse de cerfs (n°22: (...) sacrifice du cerf remplacé par l'offrande d'un gâteau en forme de cerf). Le mois Elaphios à Elis est assigné de même par Pausanias à l'équinoxe de printemps; on ne peut en séparer les mois Elaphrios de Cnide, Laphrinios et Laphrios de Delphes, d'Etolie, de Patrai, etc., qui évoquent Artémis Laphria et sa fête. C'est d'ailleurs la même date qu'évoque le sacrifice gaulois du cerf-source probable de notre carnaval-, marqué par la transformation du dieu-cerf Cernunnos (dieu de la terre hivernale et des morts) en Esos, dieu de la fécondité (n°26: cf J.J. Hatt, Le cycle du cerf et le carnaval gaulois, Rei cretariae romanae fautorum acta, VII 1965, 36.). (...) Le calendrier du cerf (qui représente sans doute un certain rapport avec celui des chasseurs...) est encadré par le rut de septembre ("après le lever d'Arcturus", cf Aristote H.A., VI 29, 578 a) et la période plus ou moins longue, au printemps (en Thargéliôn selon Aristote) où le cerf perd ses bois (ibid. IX 5, 611 a, date extrême): événement mystérieux, dont l'imagination mythique s'est emparé. La chute des bois a lieu, dit-on, dans des endroits inaccessibles, protégés contre les atteintes de l'homme. Dès qu'elle est effective, le cerf se cache, et ne reparaît plus jusqu'à ce que, les bois renaissant, il cherche à nouveau le soleil pour les aider à repousser. La corne gauche perdue reste introuvable, le cerf l'ayant enfouie; mais celle qu'on trouve a des vertus prophylactiques étonnantes... Ainsi est-il sûr que le cerf lui-même différencie ses deux cornes: il en laisse une à la lumière du jour, et cache l'autre dans l'ombre de la terre. (...)
Voilà mesdames, messieurs
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