Mat an traoù ganeoc'h ?
En Occitanie, pas en France. A l'époque, le royaume de France, ce qui appartient effectivement au roi de France, c'est à peu près l'Ile de France, entre Orléans et l'Oise.
L'Aquitaine va être rattachée un temps à ce petit royaume, de 1137 à 1151, par le mariage d'Aliénor et de Louis VII, puis va basculer chez les Plantagenêts lorsqu'Aliénor se remarie avec Henri II en 1151.
C'est le début d'une rivalité (symbolisée notamment par celle mythique entre Arthur et Charlemagne) qui va conduire à deux guerres centenaires contre le perfide Anglois. Tout ça à cause d'une femme !!
Le royaume de France ne s'est jamais intéressé ni à la matière de Bretagne, ni à la poésie des troubadours. En France du Nord, ce sont les grands vassaux de Louis VII, puis de Philippe Auguste, les comtes de Champagne, de Blois et de Flandres, qui donnèrent son essor à la littérature courtoise. Les trouvères sont tous d'origine picarde ou champenoise (Conon de Béthune, Gace Brûlé...). Même le trouvère parisien du 13ème siècle, Ruteboeuf, est d'origine champenoise.
Robert de Boron est bourguignon.
Les Chansons de geste naquirent probablement en Aquitaine et en Normandie (la version la plus ancienne de la Chanson de Roland est écrite en anglo-normand), et Chrétien de Troyes est le premier romancier...champenois.
Bref, revenons à l'amour courtois :
"La raison de l'amour. La raison d'aimer l'aimée, c'est l'aimée. Et la mesure de l'aimer, c'est de l'aimer sans mesure."
C'est un Bernard qui a écrit cela, mais ce n'est pas le troubadour Bernard de Ventadour, il s'agit de saint Bernard de Clairvaux (1090-1153).
Vers la fin du 11ème siècle, début du 12ème, il y a un courant littéraire parmi les clercs, qui exalte et idéalise la femme. Marbode, angevin devenu évêque de Rennes, Baudri de Bourgueil, évêque de Dol, ou encore Hildebert de Lavardin, adressent des poèmes d'amour respectueux à des grandes dames de la noblesse, comme Ermengarde d'Anjou, fille de Foulque le Réchin, épouse de Guillaume IX d'Aquitaine, puis de Alain Fergant duc de Bretagne. Mais c'est probablement la Vierge Marie qu'ils honorent à traves la dame noble.
A noter tout de même que cette poésie d'amour en latin est antérieure à la poésie des troubadours.
Ce courant littéraire est contemporain d'un autre évènement d'importance : la fondation du monastère de Fontevrault par Robert d'Arbrissel en 1101. Né non loin de Rennes, Robert se fait d'abord ermite dans la forêt de Craon (tiens, un autres aspect intéressant : le lien éventuel entre le courant érémitique de cette époque entre Bretagne, Maine, Anjou, et la présence récurrente d'ermites dans les romans arthuriens) avant de fonder son monastère, mixte, mais dont il confie la direction à une femme, Pétronille de Chemillé (au passage, un membre de la famille de cette pétronille, fils, neveu ?? s'appellait Gauvain)
le comportement de Robert n'est pas sans rappeler celui des moines celtes et de leurs conhospitae. Toujours est-il qu'avec lui, les femmes ont la première place (nobles ou prostituées), ce qui en attire plus d'une, déçues d'un mariage forcé. C'est le cas d'Ermengarde d'Anjou, qui avait déjà fui Guillaume d'Aquitaine pour se réfugier chez Alain Fergant, mais qui ne veut plus de celui-ci non plus et souhaite prendre le voile à Fontevrault. Finalement, elle n'y passera que quelques temps. Par contre, la seconde femme de Guillaume, Philippa de Toulousa, se réfugia à Fontevrault avec sa fille.
D'après Reto R. Bezzola, c'est le succès de Fontevrault auprès de la noblesse féminine poitevine (et de ses femmes en particulier) qui poussa Guillaume IX, alors poète paillard, cynique et irrespectueux et des femmes et de la religion, à changer sa façon d'écrire pour composer des poèmes d'amour :
Reto R. Bezzola : Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident (500-1200)
p. 296 : pour rivaliser avec l’attraction qu’exerçait sur les âmes l’amour mystique et la soumission à la « domina », que propageait Fontevrault, il eut le désir d’opposer au mysticisme ascétique de l’époque un mysticisme mondain, une élévation spirituelle de l’amour du chevalier.
p. 300 : Guillaume s’engage dans une nouvelle voie et aspire à créer un idéal d’amour courtois. Cet amour, tout en s’opposant nettement à l’amour chrétien, tout en s’inspirant sans aucun doute d’Ovide et d’autres modèles latins, peut-être aussi de souvenirs arabes d’Orient et d’Espagne, trahit l’influence de la mystique chrétienne et particulièrement de Fontevrault, celle même de la poésie d’amour des clercs, dont Guillaume redoute dans la conquête des grâces de la dame.
p. 311 : cette nouvelle conception de l’amour, cette soumission complète à la dame, érigée en arbitre de sa vie et de son salut, ne saurait être née spontanément de l’âme du premier troubadour. Guillaume IX n’est que le porte-parole général des aspirations de toute une société féodale, qui depuis cent ans s’était lentement émancipée de la tutelle de l’Eglise. Deux ou trois générations d’aisance matérielle et de paix avaient, surtout dans le Midi et le Sud-Ouest, développé un raffinement de mœurs qui n’admettaient plus ces brutalités inouïes et ces profonds repentires, caractéristiques de la génération d’un Foulque Nerra. […] Les esprits hardis, tels que Guillaume IX, se croyaient capables de trouver eux-mêmes leurs salut, sans l’aide ni la médiation des clercs, des moines, des ascètes mystiques. Et ils entraient en lice contre eux, ils engageaient le combat, non seulement sur le champ politique, mais aussi sur le champ spirituel. La femme, sur qui le clergé avait depuis toujours exercé un influence absolue, devenait l’enjeu de cette lutte.
p. 312 : Robert d’Arbrissel renchérit sur tous les clercs (Baudri, Marbode, Lavardin,…) en offrant à la femme une place plus haute encore, celle qui lui revient comme incarnation de la mère de Dieu.
p. 313 : les seigneurs d’Aquitaine, leur duc et comte en tête, s’émanciperont de la tutelle de l’Eglise en renonçant à vanter crûment leurs instincts brutaux pour chanter un sentiment d’amour plus élevé, une vénération pour la dame, non plus incarnation de l’idéal de la Vierge, mais symbole de beauté et prix suprême de courtoisie
Cette hypothèse de Bezzola a ét critiquée (comme a été critiquée l'hypothèse arabe). Mais en fait, l'erreur n'est -elle pas de croire à une seule source de l'amour courtois, alors qu'il peut très bien y en avoir plusieurs.
Guillaume, piqué au vif par le succès de Robert d'Arbrissel et des clercs qu'il déteste, aurait décidé lui aussi de chanter l'amour pour la domna, en s'inspirant, non pas des poésies latines de clercs, mais de la poésie arabo-andalouse.
Concernant la musique et la forme des poèmes, l'influence de l'abbaye Saint-Martial de Limoges est certaine. Saint-Martial était la plus grande école musicale de la région, et Guillaume en était l'abbé laïc.
(au passage, Saint-Martial connaissait la notation musicale (neumatique) bretonne)