Je vous fais parvenir un autre morceau de mon travail, en espérant qu'il répondra à quelques questions.
5) « Prédéisme » et syncrétisme :
Deux rappels sont ici nécessaires : la religion gallo-romaine présente les caractéristiques d’un polythéisme par le nombre et l’organisation de ses divinités (Voir la démonstration de G. Dumézil, 1944, pp. 22-27, sur la classification des dieux gaulois selon J. César (B.G., VI, 17) et sa correspondance dans les Mabinogi gallois), impliquant une logique d’addition et de cumul des dieux aux dieux, qui se combinent ensuite à toute l’ambiguïté de l’interpretatio. Ainsi, les Modernes ont rendu plus complexe cet « impensable polythéisme (Objet d’une A.T.P. du CNRS en 1986 : « Les polythéismes, pour une anthropologie des sociétés anciennes et traditionnelles », publiée en 1988) », et, dans le cas du Silvanus gallo-romain, ont généré une polémique durable sur l’identité du Dispater gaulois, père de la race.
L’usage du concept de « Mana », de « prédéisme » ou de « polydaemonism », c’est-à -dire une religiosité recourant à un amas d’êtres capables chacun d’accomplir une action unique et n’ayant, en dehors de cette spécialité, aucune existence dans le culte ni dans l’imagination, équivalents aux numina et aux indigitamenta chez les Romains, est nettement décelable dans les travaux de Linckenheld et de Grenier (A. Grenier donna sur le tard son adhésion à cette conception ; Cf. Latomus, 6, 1947, pp. 297-308). En ce qui concerne Sucellus, Linckenheld supposa quatre numina, définis comme autant de qualités divines réunies épisodiquement ou autant de forces magiques qui résideraient de façon latente dans diverses expressions divines pour être rassemblées ou synthétisées dès qu’est formulé le grand dieu national des Gaulois.
P. Lambrechts, quant à lui, se fit le promoteur de la théorie du syncrétisme gaulois (Et dans une moindre mesure E. Thévenot). Il supposa l’existence d’une entité unique, antérieure au morcellement infligé par le polythéisme romain. Son modèle est un pandémonisme romain appliqué par interpretatio sur le monothéisme gaulois. Sa théorie peut revendiquer l’influence d’illustres prédécesseurs, tels que J.A. Hartung, L. Preller, A. Boeckh, H. Usener, comme le débat concernant les indigitamenta, c’est-à -dire l’opposition entre Sondergötter et Augenblicksgötter. L’originalité de Lambrechts se situe dans son acception du syncrétisme, à la fois pratique de déstructuration de la pensée religieuse gauloise par le pan- ou polydémonisme romain, générateur d’interchangeabilité des figurations, ce qui est une théorie proche du panthéisme défini par J. Réville. Le syncrétisme gaulois est donc une confusion, l’aboutissement logique du polythéisme imposé par les Romains, et l’indice de nouvelles tendances monothéistes sublimées par le monothéisme chrétien. Les thèses d’une résurgence des croyances gauloises au 3e siècle ou d’une démultiplication du divin dans l’iconographie, sont donc fondamentales pour cet auteur. Les affirmations de J. Réville lui sont une caution : « prenez le syncrétisme dans son ensemble, il ramène à l’unité définitive tous ces dieux qui se prétendent uniques, en montrant qu’ils sont des expressions ou des manifestations différentes du même être souverain ( J. Réville, 1886, p. 284)».
Le caractère évolutionniste de ces synthèses sur la religion gauloise est sensible dans la certitude de l’interprétation en Dispater et dans le remploi d’aspects divers de la divinité selon les temps et les lieux, supposant la coexistence de plusieurs « numina ». Cette filiation et surtout l’usage de nouvelles épistémologies soulèvent le problème de leur adéquation aux realia et la validité des contenus théoriques. Les recherches historiographiques de G. Dumézil et de J. Scheid nous permettront d’apprécier ces derniers.
Selon G. Dumézil (G. Dumézil, RRA, 3e éd., 1987, pp. 36-48), l’interprétation « prédéiste » ou « dynamiste » fut mise à la mode durant l’entre-deux-guerres par le chercheur anglais H.J. Rose, qui s’appuya sur la notion mélanésienne de « Mana ». Sa définition avait été donnée par l’évêque Codrington en 1891 dans l’ouvrage The Melanesians, p. 118. Le « Mana » serait une influence surnaturelle, une force qui produit tout ce qui est au-delà du pouvoir ordinaire des hommes, en dehors des règles communes de la nature. Elle est présente dans l’atmosphère de la vie, s’attache aux personnes et aux choses, et se manifeste par des effets qui ne peuvent être attribués qu’à son opération. D’après H.J. Rose, une conception identique domine la religion romaine et, replacée aux origines, en explique tout le développement. L’équivalent de la notion de « Mana » chez les Romains aurait été numen, et pour les Grecs, les hellénistes ont supposé *"Æ:T<. En 1926, dans son livre Primitive Culture in Italy ; pp. 144-145, voici comment H.J. Rose énonçait sa théorie : la théologie romaine classique, « en dehors d’un ou deux grands dieux, était un « polydaemonism », c’est-à -dire un amas d’être capables chacun d’accomplir un acte unique et n’ayant, en dehors de cette spécialité, aucune existence dans le culte ni dans l’imagination ». A proprement parler, ajoute-t-il, ce sont les dieux et parfois d’autres puissances plus qu’humaines qui ont du numen ; mais comme leur raison d’être se réduit justement à cela, qu’ils ont du numen, il arrive souvent qu’ils soient désignés par ce nom, surtout au pluriel, numina. Avec le développement de la pensée théologique à Rome, le mot revêt une plus haute signification, valant « divinité », « déité ». La pensée de H.J. Rose peut être précisée ; à son avis, les prêtres théologiens de Rome se sont emparés de ces anciens numina, les ont multipliés et classés au point qu’on peut dire qu’ils constituent une liste détaillée des fonctions de la divinité en général. Mais on peut remonter jusqu’à une phase beaucoup plus primitive : ils n’étaient alors rien de plus que le concept sauvage du « Mana », logé dans un lieu ou dans un objet matériel. Cette analogie du mélanésien « Mana » et du latin numen paraît aujourd’hui inadéquate (G. Dumézil, ibid., porte les principales objections à ce discours : jusqu’à Cicéron, le mot numen n’a jamais été employé seul mais toujours avec le génitif d’un nom divin ou exceptionnellement, par analogie, du nom d’une entité ou d’une collectivité prestigieuse. Il n’exprima pas une qualité inhérente à ce dieu, plutôt une volonté particulière de ce dieu ; numen dictum a nutu (VAR., De Lingua Latina, 7, 85). De plus, il existe déjà en latin le mot deus), et son auteur l’a déclarée sans importance (H.J. Rose, HThR, 1951, pp. 109-130), cependant il semble qu’elle perdure ou qu’elle ait été néanmoins réemployée comme une qualité possédée par un dieu.
L’article de Linckenheld fait effectivement appel en 1929 à la conjonction de divers numina capables de résumer la grande divinité nationale, déterminante pour l’organisation du panthéon et la mythologie des gaulois. Cette approche peut s’interpréter en fonction des recherches de H.J. Rose, auxquels se mêlent les prémices d’une conception syncrétique en raison de la notoriété des travaux de Fr. Cumont. Les travaux de P. Lambrechts, quant à eux, suppose l’existence d’une entité gauloise unique, antérieure à la romanisation. L’interprétation romaine a créé un panthéon gallo-romain particulièrement confus et des figurations divines interchangeables, expressions fragmentées d’un grand dieu national, identifiable à Dispater. Lambrechts n’emploie pas les termes de numina et d’indigitamenta, mais un vocabulaire proche (Lambrechts, 1942, p. 185 : « ce ne sont pas de nombreuses petites divinités locales qui se sont confondues en des dieux panthées à l’époque romaine, mais c’est un grand dieu celtique assez indéfini et impersonnel qui, par le contact avec le monde gréco-romain, s’est dissous en de nombreuses divinités à la nature spécialisée »). Ainsi, il semble que son modèle soit celui d’un pandémonisme romain appliqué au monothéisme gaulois en raison de l’interpretatio. Un nouveau stade syncrétique serait l’état de la religion gallo-romaine. Dans la situation d’interpretatio romana que suggère ainsi l’auteur, interviennent nécessairement les grands thèmes d’analyse de la religion romaine, comme ceux du passage du polythéisme au monothéisme, en particulier étudiés par les historiens allemands de la fin du 19e siècle et les français Cumont et Réville. Décrire la lente maturation, extrêmement théorique, qui permet aux historiens de produire de grandes fresques évolutives, semble indispensable pour montrer la difficulté à saisir le polythéisme et cette prédisposition à justifier le monothéisme.
En ce sens, lorsqu’on se réfère à la recherche historiographique de J. Scheid (J. Scheid, op. cit., 1988, pp. 354-381), la première synthèse importante est celle de J.A. Hartung qui refusa un monothéisme originel, mais lança l’idée d’une évolution du polythéisme vers le monothéisme (J.A. Hartung, 1836, VIII, 5). Selon l’auteur, l’esprit humain s’est représenté les forces naturelles qui régissent l’existence par des symboles, qui sont aussi des manifestations concrètes. En raison de l’évolution des sociétés et le regroupement des hommes, ces symboles s’équilibrent, se condensent et leur signification s’estompe : c’est ainsi que les panthéons s’édifient. Mais du moment que ces symboles deviennent opaques à l’esprit, donc quand les dieux du polythéisme sont nés, leur disparition est proche puisque la raison les corrode et les ramène à l’unité (Id., ibid., pp. 9-22. De même, J.A. Hartung, 1865-1866).
La thèse de L. Preller (L. Preller, 1858, pp.18-29 ; 44-66), bien qu’éloignée des assertions de P. Lambrechts, joue probablement un rôle dans l’élaboration du syncrétisme selon J. Réville (J. Réville, 1886), référence indispensable à de nombreuses synthèses religieuses abordant les contacts entre panthéons de l’Antiquité. Selon Preller, la religion romaine est la religion polythéiste par excellence. Le divin y est conçu comme diffus dans la nature et dans toutes les formes de la vie sans jamais se fixer. Cependant, cette religion se marque aussi par une tendance au monothéisme, puisqu’il s’agit d’une caractéristique qui ne manque jamais totalement à tout système polythéiste. Dans la religion romaine, à l’inverse des religions où les représentations ont particularisé si nettement les dieux qu’elles interdisent toute conception spirituelle du divin, la tendance est d’autant plus forte. C’est pourquoi la religion romaine apparaît à Preller plus polydémoniste que polythéiste, et dans son évolution, n’aboutira pas à une foi, mais à un formalisme vide.
A Boeckh (A. Boeckh, leçons données depuis 1809, publiées en 1877), dans sa synthèse, paraît le plus en rapport avec la conception du syncrétisme selon Lambrechts. Selon Boeckh, le monothéisme a précédé le polythéisme, qui s’est développé sous l’effet des mythes transcrivant l’action divine comme autant de forces autonomes, mais l’idée monothéiste se devine encore grâce aux traditions de l’origine commune des dieux. Eloigné des origines, le polythéisme s’est accentué sous l’action conjuguée des regroupements de tribus à dieu personnel, notamment à Rome, et parce que le culte prenait désormais en compte une multitude de forces démoniques (polydaemonism), mais aux fonctions spécifiques. La décomposition de ce polythéisme s’amorce selon Boeckh dès le 2e siècle av. J.C., sous l’influence de la mythologie et de la philosophie grecques qui le relativisent : chaque divinité est alors censée représenter un dieu unique sous des appellations multiples (Id., ibid., pp. 413-419).
Le système d’explication proposé par H. Usener (H. Usener, 1896) semble de même avoir permis l’édification de la pensée de P. Lambrechts. Si l’on se reporte toujours à J. Scheid (J. Scheid, op. cit., 1988, p. 362), Usener considérait que l’esprit romain était passé d’une conception de dieux spéciaux (Sondergötter), dont les appellations sont parfaitement claires, à celle de dieux occasionnels ( P. Lambrechts emploie ce terme de dieux occasionnels) (Augenblicksgötter), exprimant sous une forme plus générale les différentes activités régies par les dieux spéciaux. Certains de ces Augenblicksgötter, en devenant moins accessibles à une lisibilité immédiate, acquirent une personnalité et tendirent à s’annexer les plus proches dieux spéciaux. La tendance sera manifeste, dès l’époque hellénistique, par l’introduction des cultes orientaux. Dès lors, l’impérialisme des dieux les plus évolués mène à un syncrétisme, mais sans avenir, les révélations procédant selon Usener des cultes orientaux.
La construction de P. Lambrechts s’inscrit donc dans une tradition, tout en marquant son originalité. D’une part, le débat sur la naissance du polythéisme, qu’il semble difficile d’admettre en amont comme en aval sans unicité ou révélation, perspective très forte depuis le 19e siècle, a préparé le terrain en faveur d’un grand dieu national gaulois, numen fragmenté puis reconstitué. D’autre part, l’auteur promeut une acception particulière du syncrétisme, à la fois instrument de déstructuration de la pensée religieuse gauloise par le pan- ou polydémonisme romain, et générateur d’une interchangeabilité des représentations à la façon du panthéisme défini par J. Réville : le syncrétisme étant le phénomène d’interaction des religions gauloise et romaine, en cela l’équivalent probable de l’interpretatio.
Hormis un emploi politique et une fonction de transition entre le polythéisme et le monothéisme, mais tout en conservant le rôle supposé déterminant des cultes orientaux, ainsi que l’affirme Lambrechts, qu’est-ce donc que le syncrétisme (E. Moinard s’est essayée à une synthèse de la notion, Thèse de 3e cycle, Paris IV, juin 1978), à la fois processus et résultat, panacée qui prétend résoudre les problèmes d’interpretatio ? La déstructuration vécue par les Gallo-romains suppose chez Lambrechts la reconnaissance implicite du polydémonisme, tel que Preller, Boeckh, Usener et Réville l’ont appréhendé. Le pandémonisme serait cette tendance religieuse romaine d’accorder à chaque circonstance de la vie, à chaque moment, à chaque niveau, une foule de divinités tutélaires ou protectrices. Les indigitamenta en seraient la meilleure expression, qui ont chacun un petit rôle éphémère, et ne vivent pas en dehors de cette circonstance. Primitivisme évolutionniste, « Mana » et prédéisme, organisent encore cette acception, dont J. Réville, référence de Lambrechts, fut le plus fameux propagateur : « dans cette démultiplication à l’infini, il faut voir une manifestation de la croyance innée qui portait les anciens Romains à imaginer, derrière chaque phénomène et sous chaque activité particulière, un esprit, une personnification de la force qui agit dans le phénomène ou qui se révèle par cette activité, un Génie de la chose ou de l’être qui les frappe (J. Réville, 1886, p. 140) ». En corollaire, ce pandémonisme s’accompagne d’un manque de rigueur dans les personnalités divines et dans la répartition des attributs. L’expression romaine « sive deus, sive dea ( G. Dumézil, RRA, 1987, p. 55, apporte une juste correction à cette analyse)» serait une illustration de cette confusion d’esprit, aggravée ensuite par l’introduction des cultes orientaux.
Ainsi le polythéisme conserve sa propension à ne pas être exclusif, mais signifie une religion où la personnalité divine est incertaine, susceptible de modifications, de combinaisons avec des concepts voisins, et où le fidèle est habitué d’honorer un grand nombre de divinités. C’est donc le mélange qui caractérise le polythéisme et sa conséquence est le syncrétisme : « on combine les divinités les unes aux autres, on les assimile, on les fusionne, et tout ce grand mouvement de syncrétisme religieux s’opère d’une façon inconsciente dans la masse avant d’être élevé à un système par la philosophie (J. Réville, 1886, p. 21) ». Dans l’iconographie des Gaules romaines, syncrétisme devient synonyme d’interpretatio, constat admis car une grande majorité des documents conservés se répartissent de la fin du 1e siècle au 4e siècle ap. J.C., période de la lente maturation vers le monothéisme. En outre, il est souvent constaté que des caractères indigènes apparaissent ou se multiplient dans cette iconographie du 2e siècle au 3e siècle, parfois interprétés comme une résurgence de traditions celtiques. Les explications données à ce phénomène sont de deux ordres, soit il s’agit de l’aspect pris par le processus syncrétique, dans une situation de domination, sans correspondance avec un fond de croyances, puisque à la fin du 3e siècle il était besoin d’un divin plus proche, d’une religion moins formelle, remplissant un meilleur office envers les aspirations profondes des individus, soit d’une altération du système iconographique classique, imposée par les considérations strictement superstitieuses des gallo-romains, exprimant une simple forme de particularisme dans un système d’expressions mal maîtrisées. Quoi qu’il en soit, la conclusion justifie l’argumentation : le foisonnement des cultes est preuve de syncrétisme, et réciproquement.
P. Lambrechts privilégie cependant l’un des termes de l’alternative, celui de l’altération du système iconographique au nom du grand dieu national. De la sorte, le syncrétisme n’est pas un instrument romain de pacification et d’assimilation, explication souvent évoquée de ce processus, mais apparaît comme un particularisme qui permet d’évacuer les problèmes de résistance dans une culture receveuse. Le discours iconographique n’est plus qu’un épiphénomène, sans prise en compte de conceptions religieuses, et sans possibilité d’un probable réinvestissement sémantique et structurel. Cela dénote d’une approche assez superficielle des mécanismes sociologiques de « l’interpénétration des civilisations », selon la terminologie de R. Bastide, aujourd’hui qualifiés d’acculturation. Cette simplification, naturelle au regard de la tradition des synthèses sur la religion gallo-romaine, justifie et conforte le recours aux grands modèles historiographiques cités, comme la foi en une constante monothéiste.
Le syncrétisme est donc confusion, aboutissement du polythéisme romain, et dès lors s’inscrit dans le panthéisme défini par J. Réville : « En adoptant des dieux nouveaux, la foule obéissait à un secret instinct ; elle opérait insciemment l’évolution par laquelle passe toute religion, puisque le polythéisme aboutit logiquement au syncrétisme (J. Réville, 1886, p.112) ». Bien que l’évolution retracée par Réville concerne la transition du polythéisme au monothéisme chrétien, la notion de panthéisme par laquelle il caractérise ce stade de la religion romaine est apparue comme le meilleur compromis scientifique et le lieu commun de l’étude de nombreux paganismes : « En un seul dieu, le païen du 3e siècle en adore plusieurs, et quoiqu’il rende successivement hommage à plusieurs divinités réellement distinctes, il conçoit l’unité du dieu suprême ; en adorant ce dieu, il adore le divin, de même que son voisin en rendant un culte à un autre dieu (Id., ibid., p. 105) » ; « Prenez le syncrétisme dans son ensemble, il ramène à l’unité définitive tous ces dieux qui se prétendent uniques, en montrant qu’ils sont des expressions ou des expressions différentes du même être souverain ( Id., ibid., p. 284)».
Le tableau des dieux gallo-romains, tel que le trace Lambrechts, s’interprète selon cette approche panthéiste, malgré son inversion de stades a priori (monothéisme et polythéisme). Du point de vue des idées, il n’y a pas contradiction. Selon J. Réville, « chez les Anciens, ce qui était conçu comme transcendance divine était encore ressenti de manière inconsciente : alors que le pandémonisme conduit au syncrétisme, ce dernier annonce l’idée de panthéisme ». Chacun des éléments qui composent l’univers est la manifestation du divin : « On en vint même », poursuit J. Réville, « à représenter tous les attributs des divers dieux autour d’une figure unique. Ce sont les panthea qui furent recherchés comme amulettes (Id., ibid., p. 108. L’auteur cite à ce propos l’inscription C.I.L. VI, 100 ; offrande d’un signum aereum pantheum dis deadusque, ce qui nous semble peu significatif) ». En fait, les deux auteurs s’accordent sur le principe d’une démultiplication du divin ramenant à un monothéisme sous l’impact syncrétique du polydémonisme romain et de la religiosité orientale.
L’analyse de P. Lambrechts paraît ainsi un amalgame subtil, dont nous avons structuré les notions sous forme de synopsis (Cf. infra, fin du chapitre). Pour le détail, l’iconographie gallo-romaine serait sujette selon lui à la contamination des divinités, ce que démontre l’usage de mêmes épithètes, de mêmes attributs, et le passage des fonctions d’un dieu à l’autre, dans le cadre d’une confusion syncrétique. L’auteur procède par distinction de thèmes génériques, qui seraient autant de clefs globales pour appréhender la religiosité gauloise. Nous ne ferons référence ici qu’à un seul de ces thèmes, celui défini par l’auteur comme « couple divin des Eduens » ou « couple des divinités trônantes (P. Lambrechts, 1942, ch. VII, p. 117 ; catégorisation qui apparaît déjà chez E. Espérandieu, Pro Alésia, 2, 1908, mais que celui-ci abandonne comme classification iconographique) ». Selon son décompte, on trouve actuellement plus de quarante exemplaires de ce couple assis. Il s’agit d’un dieu et d’une déesse, trônants ou assis sur un banc. La déesse porte fréquemment patère et corne d’abondance ; le dieu est en revanche tantôt barbu, tantôt imberbe, parfois revêtu du sagum, parfois demi nu, mais s’appuie dans certains cas sur le fer ou le manche d’un maillet. A son avis, la nature complexe de ce dieu ne s’arrête pas là , puisqu’il s’agit du grand dieu national. « A Autun (Espérandieu, 1907-1966, III, 1836), il est pourvu du pétase, de talonnières, de la bourse et du caducée ; à Jouey (Espérandieu, 1907-1966, III, 2039), une bourse est figurée à ses pieds ; à Alise-Ste-Reine ( Espérandieu, 1907-1966, III, 2348), le dieu s’appuie sur une lance… Ainsi, le dieu assis des Eduens, Sucellus-Dispater des Gaulois, laisse paraître dans ces exemples qu’il fut nettement assimilé à Mercure, et qu’il l’a été aussi avec Mars… (P. Lambrechts, id., ibid., p. 119. Malgré son opinion, il s’agit d’un Mercure et d’un Mars distincts du dieu au maillet) ». Est-il naïf de croire que Mercure, Mars et Sucellus, ont individuellement le même droit à être trônants, sans être la même chose ? Ces pseudo identifications, obtenues selon un seul facteur commun, celui d’être assis, poussent à l’universalisme l’iconographie gallo-romaine. C’est un lieu commun de l’art classique que de représenter des divinités siégeantes ; l’iconographie gallo-romaine, en particulier éduenne, lui donne peut-être un sens rituel spécifique (Il est possible, à notre avis, de distinguer deux postures rituelles opposées, la position assise et la position en tailleur, dite « bouddhique », en rapport avec des divinités et au moins deux rituels symétriques), mais il est difficile de suivre l’auteur, quand sa démarche, de proche en proche, ramène à l’unité la plus grande partie des dieux gallo-romains (G. Dumézil, 1944, pp. 28-33, s’est déjà élevé contre ce type de glissements méthodologiques).
En conclusion, nous retiendrons la vocation illégitime du syncrétisme à rendre compte des interpretationes romana et gallica (L’interpretatio apparaît de plus en plus comme un objet d’étude. Cf. M. Clavel-Lévèque, Praelectiones Patavinae, 1972, pp. 91-134 ; colloque sur le syncrétisme de Besançon, 1973, publié en 1975 ; colloque de Strasbourg en 1975 et celui de Cortone en 1981). En son temps, une excellente étude de V. Macchioro avait tenté de remédier à cet abus de terme (V. Macchioro, RA, 9, 1907, pp. 141-157 et 253-286). Chacune des divinités, nous dit-il, est représentée par son nom, ce qui est le signe de toute une histoire et le symbole de son évolution. Ce nom correspond, dans son changement, aux changements de l’histoire : là où il existe, on trouve aussi la divinité et le syncrétisme se lit dans son nom. On peut toujours faire l’objection, ajoute-t-il, qu’il est impossible de savoir, quand Minerve est honorée, s’il s’agit de la Minerve traditionnelle ou une autre plus personnelle, lorsque Jupiter Optimus Maximus apparaît sur une inscription, s’il s’agit du Jupiter capitolin ou l’un des divers Jupiter honorés sous ce nom. Mais si l’inscription spécifie Jupiter ou Minerve, c’est donc justement les divinités dont l’histoire s’est cristallisée sous ces noms. Ceux qui eurent à l’esprit une Minerve plus ou moins analogue à la Mater deum, ou un Jupiter non privé d’éléments syriaques, firent une inscription soit à la Minerve Berecynthia, soit à Jupiter Heliopolitanus (Id., ibid., p. 152 : « il nome dunque corrisponde, nel suo variare, al variare della storia : per ciò là dove esiste il nome esiste anche la divinita, e dove c’è sincretismo esso appare anche el nome. Si obiettera che non possiamo sapere se onorando Minerva un tale intense onorar proprio la tradizionale Minerva on non piuttosto una Minerva sua propria ; se il Giove ottimo massimo di una iscrizione è il noto Giove capitolino o un Giove diverso onorato con questo nome. L’obiezione non vale : se l’iscrizione dice Minerva o Giove, si tratta appunto di quelle divinità la cui storia è cristallizzata, a cosi dire, nel nome di Minerva o di Giove… Coloro che ebbero in mente una Minerva poco o molto affine alla Mater deum o a un Giove non privo di elementi siriaci posero una iscrizione a Minerva Berecynthia o a Juppiter Heliopolitanus »).
6) Comparatisme et bilan :
Cette dernière section sera rapidement consacrée aux travaux de P.M. Duval et de J. de Vries, puis à la recherche de St. Boucher, qui est une typologie prétendant à une finalité en histoire des religions.
En ce qui concerne P.M. Duval, le traitement des sources est réaliste et s’avère un constat selon la voie tracée par J. Toutain. L’inventaire retient l’essentiel, sans s’aventurer dans la recherche d’une théologie. Le traitement philologique des sources est revendiqué par l’auteur, mais associé à de fortes correspondances, déjà signalées par Heichelmann et Housman, entre Sucellus et le personnage du Dagda des mythes et épopées d’origine celtique.
Quant à J. de Vries, celui-ci porte un fort intérêt aux champs idéologiques, aux homologies structurelles profondes et à la tripartition fonctionnelle, selon G. Dumézil, qui constituent l’architecture des panthéons au sein des mythologies indo-européennes. Les textes épiques, tant gallois qu’irlandais, occupent ainsi une grande place dans son essai de comparatisme.
Ces deux chercheurs se distinguent de la tradition, car ni l’un ni l’autre ne s’est autorisé une interprétation personnelle du dieu au maillet. Leur mode de travail est celui du classement, sans trancher sur des attributions. P.M. Duval et J. de Vries tentent de distinguer le romain du préromain, par le rapprochement des types figurés et les théonymes fournis par les textes et les inscriptions, afin d’ébaucher sur des bases philologiques l’étude des structures religieuses et la question de l’interpretatio. Ils s’opposent par exemple à l’analyse de P. Lambrechts qui avait choisi de procéder par distinction de thèmes iconographiques génériques : « couple trônant », pose « bouddhique », triplicité, etc. Cette dernière démarche, qui ne respecte aucune architecture religieuse, car il s’agit de catégories globales ( Les dieux grecs sont-ils à identifier les uns aux autres, lorsqu’ils sont trônants ? Lorsqu’ils ont la même gestuelle ? Lorsqu’ils sont le même nombre ? ), semble n’avoir d’autre finalité que de justifier un syncrétisme indicateur d’une tendance monothéiste. Ces particularités et dispositions qui évoquent plus des pratiques rituelles, en particulier la pose sacrificielle dite « bouddhique », que des fonctions divines, ayant sans doute un sens dans l’imaginaire celtique, admettent ainsi un nombre trop varié de représentations (On trouve une condamnation de même genre chez G. Dumézil, 1944, pp. 28-33).
Réalisme et comparatisme aboutissent à des constats temporaires d’impuissance. Enoncer ce qui est avéré, impose d’ouvrir de nouveaux champs d’investigations ; or il semble généralement admis que les représentations divines des Gaules romaines sont en l’état de la recherche réfractaires à tout effort de relecture. Le doute est permis, mais l’heure est aux bilans respectables. Ainsi, selon P.M. Duval, Sucellus semble être resté lui-même tout au long de l’époque gallo-romaine, exception faite de son assimilation partielle à Silvanus. On n’a pas en effet, écrit-il, de preuve suffisante qu’il ait été confondu avec le Dispater romain, ni débaptisé à son profit. Certes, reconnaît-il, il y a tant de traits communs entre ces deux vénérables maîtres du sol qu’on est tenté de voir en Sucellus le dieu nocturne dont les Gaulois se croyaient issus, mais ajoute-t-il, pourquoi dans ce cas n’aurait-il pas été assimilé ouvertement à Dispater-Pluton, frère infernal de Jupiter ? ( P.M. Duval, 1957, 2e éd., 1976, pp. 28-29 et 60-63). La question demeure dès lors identique : quels sont les mécanismes des interpretationes romana et gallica ?
De même, J. de Vries fait cette remarque : « souvent de grands dieux, quand ils participent au culte de divinités plus simples, prennent un aspect domestique (J. de Vries, 1963, p. 104) ». En affirmant cela, il s’abstient néanmoins de répondre à la question de savoir si Sucellus n’est pas, malgré tout, ce qui reste d’une divinité plus importante ? A son avis, le bilan est insignifiant : « tout semblerait indiquer un dieu du monde inférieur, mais il est impossible de prouver cela. Aucun de ses attributs ne peut rendre certain que Sucellus a été effectivement un tel dieu dans la pensée de ses adorateurs ; ils ne pourraient que le confirmer si un autre argument venait rendre cette idée nettement plausible ». Or, précise-t-il, il semble admettre n’importe quelle interprétation (Id., ibid., p. 104).
En 1976, puis en 1988, St. Boucher pose à nouveau la question de l’identification du dieu au maillet (St. Boucher, RBPh, 54, 1976, p. 69 ; Ead., Caesarodunum, 23-23 bis, 1988, pp. 77-85) . Cet auteur occulte la démonstration épigraphique de l’assimilation de Silvanus à Sucellus, au profit d’une analyse iconographique réduite. En surestimant les résultats de la typologie stylistique, l’étude de St. Boucher apparaît simplement diffusionniste. En effet, l’auteur cherche à restituer la théologie du dieu au maillet (plus de deux cents représentations) par l’analyse stylistique d’une seule représentation en bronze, empruntée selon son étude à l’Italie du nord. Peut-on ainsi efficacement restituer la théologie d’une divinité en réduisant sa recherche à un emprunt de forme et de signification à partir d’un type unique ? Cela rend-il compte, si c’est le cas (Nous verrons dans le chapitre suivant que l’hapax choisi est une combinaison réalisée à la cire perdue), des fonctions nouvelles investies par la culture receveuse ? Nous étudierons en détail les arguments de St. Boucher dans la partie suivante, traitant du mécanisme des interprétations contemporaines.
7) Le diffusionnisme :
Les chercheurs qui élaborent des classifications s’imposent avec méthode de répertorier le matériel, de construire des catégories, de discerner s’il y a lieu des modèles originaux, de dresser des cartes de répartition, avec comme probables résultats de fournir des éléments de datation, d’établir l’évolution des formes et l’élaboration des styles, par un travail de comparaisons régionales, tout en précisant, c’est ici le point qui nous importe, les contextes sociaux et d’expérimentation artistique, c’est-à -dire s’il s’agit d’importations et de contacts épisodiques, d’achats, de butins, de sociétés plus ou moins acculturées, de groupes nationaux ou de sous-groupes sociaux, enfin les modalités de l’emprunt et sa nouvelle fonction.
L’analyse iconographique de St. Boucher ( Même article reproduit dans RBPh, 54, 1976, pp. 66-77 ; BEFAR, 228, 1978 et Caesarodunum, 23-23 bis, 1988, pp. 77-85) semble ne pas partager la même éthique, délaissant la société et le contexte d’accueil, mais désignant le contexte d’origine comme un système de valeurs a priori partagé ou forcément acquis. Oubliant les faits sociaux, l’auteur n’a pas su s’extraire des typologies artistiques diffusionnistes, où prime seule la mise en exergue d’un modèle parfois emprunté, avec comme corollaire, dans un devenir des formes et une pratique de reproduction de l’objet, une évolution qui devient une déformation, une « maladie » du modèle classique, dont la série en fin de compte constituée ne présente nul intérêt. A notre avis, contrairement à ce type de postulat, ce sont justement les distorsions, l’apparition d’aberrations au sein du langage iconographique, qui forment la spécificité des figurations dans les Gaules romaines, en particulier dans le domaine religieux.
L’auteur interprète une nouvelle fois le dieu au maillet comme Dispater, dieu national des Gaulois, non pas en fonction « de ses aspects », mais parce que syncrétisme signifie encore mécanisme d’interpretatio. Selon St. Boucher, existent la provenance iconographique gréco-romaine, pertinente et expressive, puis les déformations indigènes, sans signification ou « cristallisation » d’une histoire, mais symptomatiques d’une basse époque (à partir du 3e siècle naturellement) (La présence d’attributs, tardive selon l’auteur, n’est pas significative ou symbolique ; seul le type emprunté lui paraît révélateur de la fonction religieuse). Le syncrétisme est couplé à une diffusion originelle de caractéristiques gréco-romaines pour justifier l’apparence hybride d’une divinité, transformation et évolution qui ne rendent pas compte de la théologie primordiale qui suggéra l’assimilation ou l’emprunt de la forme. Ce point est essentiel, car c’est selon la forme empruntée, d’après l’auteur, que l’on peut reconstituer une théologie des dieux gaulois : la croyance se comprenant par les formes gréco-romaines, la forme finissant par modeler la croyance, ainsi que l’exprimait différemment S. Reinach.
La recherche de St. Boucher mérite donc une contradiction point par point, car peu de ses arguments résistent aux contingences de l’archéologie. Dans ses Recherches sur les bronzes figurés (St. Boucher, BEFAR, 228, 1978, pp. 23-28 et pl. 3) par exemple, l’auteur dresse un tableau de répartition de l’Hercule combattant, de fabrication ou de type italique des 3e et 2e siècles av. J.C., qui démontre l’importance des contacts et la circulation des objets. Une abondance en Gaule de ce type précis qui correspondrait, pense l’auteur, à un choix opéré par les Celtes et qui nous renseignerait sur leurs croyances. Malheureusement, Cl. Rolley nous informe (Cl. Rolley, Col. Intern. du CNRS, n° 593, 1981, p. 164 ; comptes rendus de Cl. Rolley sur les travaux de St. Boucher dans RA, 1979, p. 119 et CAR, 17, 1979, p. 15), qu’étant bien originaire d’Ombrie et du Picénum, le type des statuettes en question y est aussi prédominant que parmi les importations de Gaule, ce qui n’est donc pas significatif. Il propose en comparaison archéologique l’analyse de Ch. Peyre (Ch. Peyre, 1979).
La démarche de St. Boucher se résume ainsi à sélectionner un exemplaire achevé du point de vue de la stylistique et plastique gréco-romaine et d’en faire la référence typologique à partir de laquelle on sera en droit d’inférer un contenu religieux et mesurer les déformations ou absences de qualité futures. En ce qui concerne le dieu au maillet (St. Boucher, RBPh, 54, 1976, pp. 70-71), elle œuvre avec la même subjectivité, sélectionnant quelques statuettes, qui seraient les meilleures et les plus anciennes du point de vue artistique. Son choix s’est porté sur l’un des Sucellus recueillis à Vienne (Vienne en France ; n° 56 (a)), conservé à la Walters Art Gallery (Cf. D. Kent Hill, 1949, p. 14, pl. 9, n° 22), car il lui semble incontestablement le plus équilibré, le plus harmonieux, et malgré quelques défauts le plus proche des modèles classiques qu’on a voulu imiter pour lui donner sa personnalité (St. Boucher, ibid., pp. 70-71). Naturellement, l’auteur a découvert le modèle-type dont dérive la statuette choisie : « Il faut en effet comparer ce Sucellus de Vienne tout particulièrement avec deux statuettes trouvées, l’une à Padoue, l’autre à Lyon, qui reproduisent selon J. Charbonneaux (J. Charbonneaux, Mon. Piot, 53, 1963, p. 9) un Zeus dont le prototype remonte au 4e siècle av. J.C., œuvre de Lysippe ou plutôt de Léocharès (Cf. illustrations infra, fin de chapitre)». Un nombre réduit de statuettes éclaire ainsi toute une production et plusieurs séries, ces premières affirmées comme pertinentes pour juger d’une fonction divine : « Il semble donc que pour figurer Sucellus dont les images vont se multiplier dans les vallées du Rhône et de la Saône, régions où se manifestent dès l’abord les influences de la plastique gréco-romaine, on ait fait appel à une figuration de Zeus-Jupiter qui apparaît justement en des lieux voisins (St. Boucher, ibid., pp. 70-71)».
Passer de Zeus à Jupiter n’est pas anodin, puisqu’il autorise St. Boucher à signaler l’analogie des concepts gallo-romains avec ceux des civilisations grecque et étrusque. Les transferts de sens seraient illustrés par une particularité iconographique : le port d’une peau de loup nouée autour du coup, recouvrant parfois la tête, chez neuf figurations de bronze ( C’est à notre avis les distinguer abusivement parmi plus de deux cents représentations. Les figurations d’un ours ou d’un canidé, aux pieds de Sucellus, sont peut-être les équivalents de cette peau. De même, l’emploi de moules à la cire perdue, empruntés à des types herculéens, aurait pu favoriser ce port tel une léontè). Cet indice, continue-t-elle, permet de faire un rapprochement avec une divinité proche de Jupiter, ce qui expliquerait le choix du type physique souligné plus haut : « On connaît bien en effet la représentation d’Hadès dans la tombe de l’Orco à Tarquinia (Cf. M. Pallotino, 1952, p. III); le dieu barbu, aux traits si proches de Zeus son frère, est coiffé de la peau de loup, comme l’est le Sucellus de Vienne, auquel il ressemble étrangement lui aussi. La peinture étrusque s’inspirait sans doute de modèles grecs, et il semble que pour figurer le dieu des Enfers, on ait choisi un schéma comparable à celui de son homologue céleste ( St. Boucher, ibid., p. 72)».
En acceptant avec précaution les rapports des figurations grecques, étrusques et romaines, il reste néanmoins difficile de supposer une même conception entre Hadès-Pluton et le dieu au maillet des Gaules, et la reproduction des types. C’est pourtant avec aisance que St. Boucher franchit l’obstacle, remployant le syllogisme de S. Reinach. « Ces indices », affirme-t-elle, « orientent les recherches vers une conception plastique de Sucellus proche du dieu infernal ». Son argumentation est une démonstration a silentio : « Nous n’en connaissons guère (des représentations de dieux infernaux (Rappelons toutefois les démonstrations de Michaelis citées supra)) ni pour l’époque grecque, ni pour l’époque romaine ; mais il est plausible que si l’on voulut en créer en Gaule à l’image des modèles classiques, maintenant disparus, mais qui ne l’étaient probablement pas tous alors, les artistes se soient orientés dans ce sens. Le rapprochement entre Sucellus et Dispater, longuement débattu, apparaît alors sous un jour nouveau et mérite d’être reconsidéré (Ead., ibid., p.72) ».
On ne peut non plus admettre l’analogie entre les peaux de loup, seulement concevable dans une identité de langage iconographique, de système symbolique et de structures fonctionnelles (G. Dumézil, en 1944, signalait déjà dans son ouvrage Naissance de Rome un grave défaut de l’ethnologie religieuse, qu’il qualifiait de « tentation confusionniste » : « Il suffira que deux dieux aient accidentellement une même épithète cultuelle, soient figurés de temps en temps avec le même objet dans la main, pour qu’ils soient la même chose. Il y a là un processus interprétant… auquel l’archéologie fournit des matériaux plus que toute autre discipline »). Dans la dernière version de son travail (St. Boucher, Caesarodunum, 23-23 bis, 1988, pp. 77-85), St. Boucher semble avoir été sensible à des contradictions méthodologiques. Faisant référence aux mises au point de G. Dumézil sur la « dilatation fonctionnelle » des divinités et sur la tentation confusionniste ou « processus interprétant » des chercheurs (G. Dumézil, 1944, p.19 et St . Boucher, ibid., p. 77 et p. 80), elle dénonce à son tour ces travers, mais ne paraît pas les appliquer à ses propres conclusions, confirmant son inspiration des travaux de P. Lambrechts. Lorsqu’elle définit un prototype d’origine grecque pour le Sucellus de Vienne et une identité de signification infernale en raison de la peau de loup, n’est-on pas justement dans un processus interprétant ?
L’autre part contestable du travail de St. Boucher se rapporte à la traditionnelle confusion entre syncrétisme et interpretatio. Sa position concernant les attributs des dieux gallo-romains est très nette : « Ce n’est que par rapport à ces formes premières (le modèle-type), choisies pour Sucellus, que nous tenterons de définir cette forme première de Sucellus, qui correspond certainement à sa véritable personnalité. Et ce n’est qu’ensuite que sont apparues les attributions secondes (croix, cercles, clous, serpe, faucille, syrinx, massue, tonneau), qu’il nous est difficile de comprendre sans risque grave d’erreur si nous les considérons séparément, car elles ont été greffées plus ou moins artificiellement sur le thème essentiel, selon un syncrétisme qui s’accrut au cours des siècles (St. Boucher, RBPh, 54, 1976, pp. 68-69. Si l’on appliquait ce raisonnement à l’art celtique de l’interprétation des monnaies, il faudrait se limiter à une argumentation exclusive selon les statères d’or de Philippe de Macédoine) ». Déjà traités à propos de P. Lambrechts (Cf. supra), nous ne reprendrons pas les reproches que l’on peut émettre sur cette acception du syncrétisme. Malheureusement, dans la dernière version de son analyse ( St. Boucher, Caesarodunum, 23-23 bis, 1988, p. 77 et p. 80), St. Boucher paraît ne pas avoir pris ses distances avec ce modèle et dénonce le confusionnisme qu’elle découvre dans d’autres interprétations. En déniant la portée significative de l’accumulation des attributs chez le dieu au maillet, afin de satisfaire à son hypothèse d’une forme première, l’auteur n’impose-t-il pas une simplification, une absence de discours symbolique, qui permet, comme le fit P. Lambrechts, de conclure à une primordiale similitude de tous les dieux gallo-romains. Supposer qu’un type iconographique de Zeus-Jupiter rende compte de la nature première de Silvanus-Sucellus implique par exemple que le Mercure gallo-romain ne peut s’expliquer qu’en fonction du Mercure romain, sans autre apport culturel, sans mesure d’une visée honorifique, du processus de romanisation et des dysfonctionnements spécifiques du discours iconographique. Le confusionnisme apparaît véritablement dans la mise en valeur d’un hapax ou d’un détail iconographique, afin d’en faire un principe d’explication théologique, sans rechercher les mécanismes de l’interpretatio. Il semble plutôt que les attributs divins connaissent une accumulation particulièrement gallo-romaine, dans une volonté claire de s’éloigner des modèles classiques, afin d’exprimer une altérité ou de compléter spécifiquement la figure divine, si le concept romain est insuffisant. Dans ce cas, et ce sera l’objet d’un autre chapitre, nous partageons le constat de Cl. Rolley : « La surcharge donne à l’image une efficacité d’ordre magique ou incantatoire, qui est de l’ordre du discours plus que de la figuration » (Cl. Rolley, Col. Intern. du CNRS, n° 593, 1979, p. 166).
Enfin, une dernière lacune rend la recherche de St. Boucher caduque : il a été démontré que l’exemplaire gallo-romain choisi, le Sucellus de Vienne, fut composé à la cire perdue par la juxtaposition de segments divers et réinterprétés, une création à partir d’éléments iconographiques hétérogènes. Selon D. Kent Hill (D. Kent Hill, Gallia, XI, 1953, p. 215), qui eut l’objet entre les mains, « la statuette n’est que peu polyclétéenne, bien que les dispositions de la chevelure, dressée raidement sur le front, et de la barbe avec séparation médiane, la fassent effectivement ressembler au type Sérapis. La peau de bête qui couvre la tête, nouée par ses pattes autour du cou et enroulée autour du bras gauche est en effet une peau de loup, même si l’aplatissement évoque un félin et la peau du lion de Némée d’Héraklès ». Cela suppose, à notre avis, qu’un type héracléen s’est peut-être prêté à des retouches pour exprimer cette peau de loup. La conclusion de D. Kent Hill est cependant sans ambiguïté : « La qualité du visage est bonne. Le corps est plus beau, plus svelte qu’il n’est d’usage pour un Héraklès, un homme adulte ou un dieu barbu. Les mains sont anguleuses, plutôt grossières. Ces contrastes sont si nets qu’on peut soupçonner une combinaison de plusieurs moules dans la constitution de la maquette faite pour la « cire perdue », le corps étant plus beau que les mains et d’aspect plus juvénile que la tête. On connaît de telles combinaisons dans l’Egypte gréco-romaine et l’on pourrait peut-être en déceler ailleurs (Ead., ibid., p. 215)».
Le Sucellus de Vienne, interprété arbitrairement comme un dieu infernal, apparaît une combinaison d’éléments divers du répertoire gréco-romain. On ne peut donc lui accorder de signification a priori. En revanche, la juxtaposition gallo-romaine donne bien naissance à des types de figuration de lecture ambivalente, résultants de jeux d’échanges réciproques. H. Lavagne (H. Lavagne, JS, 1979-1980, p.159) le signalait en 1980 : « Un dieu gallo-romain », nous dit-il, « n’est chaque fois ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, c’est-à -dire une fois le processus de romanisation mis en place ». Cette ambivalence doit être, à notre avis, analysée selon une problématique d’identité et d’acculturation, c’est-à -dire selon des processus d’intégration ou d’assimilation. Les mécanismes d’interpretatio romana, ou gallica, sont un ensemble d’échanges et de modifications réciproques, ce que l’article de D. Kent Hill permet par exemple d’illustrer. De même Keune, dans sa synthèse pour la Real-Encyclopädie, n’avait à l’époque pas tort : l’interpretatio gallica procède largement d’une combinaison différente et d’une lecture plus ou moins autre des segments iconographiques et signa du répertoire gréco-latin.
Les diverses acceptions de l’interprétation Dispater, de S. Reinach à St. Boucher, malgré un fond de réalité, paraissent ainsi inadéquates à rendre compte de la nature du dieu au maillet, essentiellement parce que partie prenante de certaines formes d’anthropologie religieuse et d’analyse iconographique, auxquelles il est aujourd’hui difficile d’adhérer. Dans son ouvrage intitulé : Anthropologie structurale, Cl. Lévi-Strauss indiquait récemment (Cl. Lévi-Strauss, 1974, pp. 6-9) les distances qu’il convient de prendre envers ces différentes formes de confusion. Il rappelle que toute étude qui cherche à découper les cultures en éléments isolables par abstraction, et à établir, non plus entre les cultures elles-mêmes, mais entre éléments de même type au sein de cultures différentes, ces relations de filiation et de différenciation progressive que le paléontologiste découvre dans l’évolution des espèces vivantes, manque de pertinence. Selon l’auteur, « la pratique des analogies entre cultures, ou même entre les sciences humaines et la paléontologie, est dangereuse ». « Car même si le développement de la génétique », nous dit-il, « doit permettre de dépasser définitivement la notion d’espèce, ce qui l’a rendue et la rend encore valide pour le naturaliste, c’est que le cheval donne effectivement naissance au cheval, et qu’à travers un nombre suffisant de générations, Equus caballus est le descendant réel d’Hipparion. La validité historique des reconstructions du naturaliste est garantie, en dernière analyse, par le lien biologique de la reproduction. Au contraire, une hache n’engendre jamais une autre hache ; entre ces deux outils différents, mais de forme aussi voisine qu’on voudra, il y a et il y aura toujours une discontinuité radicale, qui provient du fait que l’un n’est pas issu de l’autre, mais chacun d’eux d’un système de représentations ».
Cl. Lévi-Strauss fournit de même son point de vue sur le contact des cultures, ce qui nous engage à expérimenter une voie plus sociologique, plus en accord avec les processus d’interaction, d’interprétation, d’emprunts et de rejets, en d’autres termes d’acculturation, que semble manifester la civilisation gallo-romaine. Selon ce chercheur et en conclusion, il faut « retracer les processus conscients et inconscients, traduits dans des expériences concrètes, individuelles ou collectives, par lesquels des hommes qui ne possédaient pas une institution sont venus à l’acquérir, soit par invention, soit par transformation d’institutions antérieures, soit pour l’avoir reçue du dehors. Cette recherche paraît être un des buts essentiels de l’ethnographie, comme de l’historien (Id., ibid., pp. 6-9)».
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