Il est toujours un peu présomptueux de dire qu'une question historique pour laquelle les sources sont pratiquement inexistantes est entendue et réglée ; mais c'est un mode de communication qui désormais semble avoir la faveur du public.
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Ceci étant, dans la version de la vita moyenne de saint Tugdual conservée par le vieux bréviaire de Saint-Brieuc, la référence à la Lexoviensis urbs, située en Neustrie (Lexoviensem urbem in pago Neustriae sitam revisit ac postea ad prefatam ecclesiam venire festinavit in qua Domino fideliter ministravi), renvoie indiscutablement à Lisieux ; et il n’est d'ailleurs nullement question d’un siège épiscopal déjà établi en Trégor, que Tugdual aurait rallié. En outre, contrairement à ce qu’en disait A. de la Borderie (1), le sens de revisit, dans le texte du vieux bréviaire briochin, se comprend d’autant mieux qu’il faut le traduire par « il rend visite » et non par « il va revoir » : il faut donc simplement comprendre que Tugdual, sur le chemin de son retour de Paris vers Tréguier, s’est détourné par Lisieux. Ainsi cette version rend-elle compte de plusieurs traditions distinctes que l’hagiographe a juxtaposées. Sans doute, une de ces traditions présentait-elle Tugdual comme un saint personnage honoré à Lisieux, où il aurait été inhumé (2) : c’est pourquoi l’auteur de la vita moyenne a cru bon de répondre explicitement aux objections de ceux qui in civitate Lexoviensi eum obiisse dicebant(3). A. de la Borderie pensait qu’il s’agissait d’une nouvelle interpolation du texte original de la vita (4) ; alors que la précision donnée par l’hagiographe est au contraire la confirmation de ce que la civitas Lexoviensis à laquelle il fait allusion est évidemment différente de l’évêché de Tréguier et ne peut pas non plus être le supposé *Lexovium (le Yaudet) qui lui aussi appartient incontestablement au territoire diocésain.
Sans doute y avait-il eu au moins deux saints Tugdual ; mais raconter l’existence de chacun d’eux comme s’il s’agissait des épisodes de la vie d’un seul et même personnage permettait effectivement à l’hagiographe d’utiliser les anecdotes qui avaient cours à Lisieux. Ainsi lui était-il possible de donner plus de relief à la geste du saint que la tradition bretonne disait avoir fondé le « grand monastère » de Tréguier et dont les antécédents sont d’ailleurs plutôt à rechercher du côté de la Cornouaille (5). En tout cas, et il me faut ici infléchir quelque peu les conclusions auxquelles j'étais précédemment arrivé (6), il n’est nullement certain que l’auteur de la vita moyenne, même et surtout s’il s’agissait de l’évêque Martin comme le suggère H. Guillotel (7), ait cherché à capter au profit de Tréguier le lustre attaché à la carrière d’un prélat qui aurait occupé le siège épiscopal d’une ancienne civitas. D’une part, en effet, l’évêque Martin avait choisi, quant à lui, de s’intituler « évêque des Osismes » (episcopus Auximorum) (8) : s’il convient de reconnaître en lui l’hagiographe, ce choix, qui le mettait en compétition avec les évêques de Léon, montre à l’évidence qu’il n’était pas question pour lui d’une « récupération » directe de l’épiscopat de Tugdual à Lisieux, auquel cas il eût fait évidemment référence dans sa propre titulature à la civitas Lexoviensis. D’autre part, il n’est nullement avéré que le saint Tugdual qui était peut-être honoré à l’époque à Lisieux eût occupé le siège épiscopal du lieu, ni même qu’il eût jamais été évêque : d’ailleurs l’auteur de la vita moyenne fait montre sur toutes ces questions d’une discrétion remarquable.
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(1) A. de La Borderie, « Saint Tudual. Texte des trois Vies les plus anciennes de ce saint et de son très ancien office publié avec notes et commentaire historique », dans Mémoires de la Société archéologique des Côtes-du-Nord, 2e série, t. 2 (1886-1887), p. 339-340.
(2) Rien n’indique expressément que le personnage en question fût connu en qualité d’évêque du lieu et son nom ne figure pas dans la liste des prélats ayant siégé à Lisieux ; mais Mgr L. Duchesne, dans ses Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, t. 2, Paris, 2e éd., 1910, souligne (p. 235) que « de tous les catalogues normands, celui de Lisieux est le plus incomplet ».
(3) A. de La Borderie « Saint Tudual », p. 91, § 12.
(4) A. de La Borderie « Saint Tudual », p. 340-341.
(5) B. Tanguy, « Hagionomastique et histoire : Pabu Tugdual alias Tudi et les origines du diocèse de Cornouaille », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 115 (1986), p. 117-132. Là encore il faut sans doute distinguer deux homonymes.
(6) A.-Y. Bourgès, « L’expansion territoriale des vicomtes de Léon à l’époque féodale », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 126 (1997), p. 362 et n. 36.
(7) H. Guillotel, «Le dossier hagiographique de l'érection du siège de Tréguier», dans Mélanges Léon Fleuriot, Saint-Brieuc-Rennes, 1992, p. 220.
(8) Ibidem, p. 217.
André-Yves Bourgès
http://www.hagio-historiographie-medievale.org
PS : je me réjouis de revoir Agraes sur le forum
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