Les iles merveilleuses et les navigations mythiques par Plutarque (1)
• Plutarque : De la face qu'on voit sur la Lune, 29, Traduction de : Ricard, 1844, Paris, Didier
Texte:
Je parlais encore quand Sylla m'arrêtant: " C'en est assez, Lamprias, me dit-il, il est temps que vous finissiez, si vous ne voulez pas que mon récit échoue, pour ainsi dire au port, et que l'ordre de la scène soit confondu; c'est lé moment de la faire changer de décoration. C'est moi qui dois être l'acteur; je vous en ferai d'abord connaître l'auteur; et, si vous le trouvez bon, je vous dirai avec Homère: " Loin de nous, dans la mer, est l`île d'Ogygie, " distante de la Grande-Bretagne, du côté de l'occident, de cinq journées de navigation, il y a trois autres îles situées vers le couchant d'été, aussi éloignées de la première qu'elles le sont les unes des autres. C'est dans une de ces îles que, suivant la tradition des Barbares du pays, Cronos est détenu prisonnier par ordre de Zeus, qui, ayant reçu de son père la garde, tant des îles que de la mer adjacente qu'on appelle Cronosienne, s'était établi un peu au-dessous. Ils ajoutent que le grand continent qui environne l'Océan est éloigné de l'île d'Ogygie d'environ cinq mille stades, et un peu moins des autres îles; qu'on n'y navigue que sur des vaisseaux à rames, parce que la navigation est lente et difficile à cause de la grande quantité de vase qu'y apportent plusieurs rivières qui s'y déchargent du continent et y font des atterrissements qui embarrassent le fond de la mer; ce qui a fait croire anciennement qu'elle était glacée. Les côtes du continent, disent-ils encore, sont habitées par des Grecs, qui s'étendent le long d'un golfe non moins grand que les Palus Méotides, et dont l'embouchure répond précisément à celle de la mer Caspienne, ils se regardent comme habitants de la terre ferme, et nous comme dés insulaires, parce que la terre que nous habitons est entourée par la mer. Les compagnons d'Héraclès, qui furent laissés dans cette contrée, s'étant mêlés avec l'ancien peuple de Cronos, tirèrent de son obscurité la nation grecque, qui était presque éteinte et étouffée sous les lois, les moeurs et la langue des Barbares, et ils lui rendirent son ancienne splendeur. Aussi, depuis cette époque, Héraclès est de tous les dieux celui qu'ils honorent davantage, et après lui Cronos.
Quand l'étoile de Cronos, que nous appelons Phénon, et qui, dans cette île, porte le nom de Nycture, entre dans le signe du Taureau, ce qui arrive après une révolution de trente années, ils se préparent longtemps d'avance à un sacrifice solennel et à une longue navigation, que sont obligés d'entreprendre sur des vaisseaux à rames ceux que le sort a destinés à cette commission, qui exige d'eux un long séjour dans une terre étrangère. Après donc qu'ils se sont embarqués, et qu'ils ont éprouvé chacun des aventures diverses, ceux qui ont échappé aux dangers de la mer abordent dans les îles opposées qu'habitent des nations grecques, où ils voient pendant un mois le soleil se coucher à peine une heure par jour; c'est là toute leur nuit, et les ténèbres même en sont bien peu obscures, et assez semblables au crépuscule. Après y avoir demeuré quatre-vingt-dix jours singulièrement honorés et bien traités par les naturels du pays, qui les regardent comme des personnes sacrées et leur en donnent le titre, ils s'abandonnent aux vents, et retournent dans leur île. Ils en sont les seuls habitants, eux et ceux qui les y ont précédés. Quand ils ont servi pendant treize ans au culte de Cronos, ils sont libres de retourner dans leur patrie; mais la plupart préfèrent de vivre tranquillement dans cette île, les uns par l'habitude qu'ils en ont contractée, les autres parce que, sans travail et sans affaires, ils y trouvent abondamment tout ce qui leur est nécessaire pour leurs sacrifices, pour leurs fêtes publiques, et pour l'entretien de ceux d'entre eux qui s'occupent continuellement le l'étude de la philosophie et des lettres.
" lls disent que la température du climat de l'île, et I'air qu'on y respire, sont délicieux. Quelques uns des habitants ayant formé le dessein de s'en retourner dans leur pays, le dieu s'y opposa, en se montrant à eux comme à des amis, non-seulement en songe ou sous des voiles symboliques, mais d'une manière sensible. Plusieurs avaient vu des génies et conversé avec eux. Cronos lui-même est couché et endormi dans l'antre profond d'un rocher aussi brillant que l'or. Zeus lui a donné pour chaîne le sommeil. Au-dessus du rocher on voit voltiger des oiseaux qui lui apportent de l'ambroisie, dont l'odeur, qui semble sortir de ce rocher comme d'une source, remplit toute l'île d'un parfum admirable. Cronos a pour ministres les génies, qui le servent assidûment. Ils étaient ses courtisans et ses amis dans le temps qu'il régnait sur les dieux et sur les hommes. Comme ils possèdent l'art de la divination, ils annoncent souvent d'eux-mêmes l'avenir; mais les prédictions les plus importantes, et qui roulent sur de plus grands objets, ils les font quand ils sortent d'auprès de Cronos, dont ils racontent les songes, dans lesquels ce dieu voit tous les desseins de Zeus. Son réveil est marqué par des passions tyranniques et par des troubles violents que son âme éprouve; mais son sommeil est doux et tranquille, et c'est dans cet état que sa nature divine et sa souveraineté agissent selon toute leur puissance.
" L'étranger de qui je tiens ce récit ayant été conduit dans l'île, y servit paisiblement ce dieu, et s'instruisit, pendant ce temps-là, dans l'astronomie. Il alla dans cette science aussi loin qu'il est possible quand on a fait les plus grands progrès dans la géométrie. Entre les parties de la philosophie, il cultiva particulièrement la physique. Mais il lui prit envie d'aller visiter et connaître par lui-même la grande île, car c'est ainsi qu'ils appellent le continent que nous habitons. Lors donc que ses trente ans furent expirés et que de nouveaux ministres du dieu l'eurent remplacé, il prit congé de ses amis et s'embarqua avec un équipage assez simple ; mais il avait, dans des vases d'or, d'abondantes provisions de voyage. Pour vous dire toutes les aventures qu'il eut, toutes les nations qu'il parcourut, les hiéroglyphes qu'il rencontra et les mystères auxquels il fut initié, un jour entier ne suffirait pas si je voulais tout vous raconter en détail comme il le faisait lui-même ; car il n'avait rien oublié.