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L’ancienne loi des Bretons d’armorique [ALBA]
Depuis la fin du IV° siècle, de nombreuses communautés barbares avaient été établies en
Armorique. Ces migrations s’étaient effectuées dans un contexte militaire, dans le sillage des usur-pateurs Maxime et Constantin III. L’Empire victorieux avait validé les lotissements accordés, à charge pour les soldats de défendre la cause romaine. Pour l’essentiel les nouvelles recrues venaient des extrémités occidentales de l’Empire, le Pays de Galles et l’Irlande. Ces sociétés tribales, des qentiles, ne participaient pas à la citoyenneté romaine et formaient sur le sol romain des îlots de barbarités. Durant la première moitié du V° siècle, l’Empire dut affronter en Armorique une grave insurrection. Les Bagaudes étaient ici particulièrement redoutables puisque renforcées par les soldats de l’Empire. En 445, le généralissime Aetius réussit enfin à triompher des rebelles. Son panégyriste Mérobaude décrit l’exploit du patrice, vante les bienfaits de la paix retrouvée, la paix qui donne des droits aux peuples “, la paix que garantissent de nouvelles lois « Elle soutient l’oeuvre de César, cette main qui lui fut si longtemps hostile, après qu’elle ait reçu des lois sous notre consul ». Le panégyriste d’Aetius évoque les guerres de Quirinus-Romulus qui s’achevèrent par la fusion des Latins et des Sabins dans la communauté des Quirites. S’inspirant du précédent fondateur qu’avait été la promulgation de la loi des XII Tables aux débuts de la République, l’Empire voulut sceller la paix par l’octroi d’une loi. La loi des XII Tables avait consacré l’égalité juridique entre les patriciens et les plébéiens. L’ALBA devait elle aussi aider à la réconciliation et favoriser l’intégration dans la patrie romaine.
Les relations entre la communauté provinciale — les civils provinciaux — et les soldats barbares étaient particulièrement tendues. Cette situation n’était pas spécifique à l’Armorique. Un peu partout, les citoyens se plaignaient des exactions dont ils étaient victimes de la part des soldats, violations de propriétés foncières, usurpations des prés pour des pâturages illicites, extorsions de fonds, rançon-nements fiscaux. Toutes ces malversations, qui dégénéraient parfois en brutalités physiques, demeu-raient le plus souvent impunies. Les soldats jouissaient en effet de privilèges judiciaires et il était bien rare qu’un civil obtînt gain de cause lorsque l’affaire était jugée « au camp » par la hiérarchie du défendeur. L’ALBA prit acte de cette distorsion. Elle réalisa une adaptation du droit militaire romain aux problèmes particuliers posés par le voisinage des militaires barbares et des civils provinciaux. Les doléances des civils furent prises en compte même si les solutions prescrites témoignent souvent d’une certaine indulgence en faveur des soldats. Les civils, à l’instar des plébéiens d’autrefois, devaient se satisfaire d’une loi qui du fait même de son existence mettait un terme à l’arbitraire du iudex.
L’ALBA récapitulait les différentes actions judiciaires, déterminait leurs conditions d’ouverture, se prononçait sur la légalité des modes de preuve et prescrivait des sanctions. Elle posait l’égalité juri-dique des provinciaux et des soldats. Par trois fois l’ALBA prescrit la peine de mort; par trois fois seulement, devrait-on dire, puisque le droit pénal de l’époque se montrait au contraire très sévère. La relative indulgence de l’ALBA appelle donc l’attention sur ces trois dispositions. Deux articles dispo-sent la mort du voleur, qu’il s’agisse d’un vol simple ou aggravé car perpétré de nuit ou par un chef de famille (capitaIis). Cette sévérité surprend au regard du droit classique qui, en cas de vol, incitait le juge à « ne pas dépasser la mesure des travaux publics (forcés) à temps ». Elle rejoignait pour le cas bien précis du vol de nuit l’antique solution des XII Tables. Elle s’accordait aussi aux dispositions des anciennes lois irlandaises qui admettaient le droit de tuer le voleur en cas de flagrant délit quand il ne disait pas son nom, quand la victime ne pouvait cerner son identité ou ne pouvait l’arrêter. La société gentilice méprise le voleur, du moins le fourbe qui n’opère pas à visage découvert. Celui-ci, parce qu’il tente d’esquiver les règles de la coutume et d’échapper au système vindicatoire, est « hors-la-loi » et doit être éliminé.
À en croire les contemporains, les guerriers d’Armorique s’adonnaient à la rapine, une activité menée sans doute aux dépens des civils provinciaux peu enclins à résister aux bandes armées. Pour faire cesser le trouble à l’ordre public, Rome consacra leur coutume. Plus exactement elle la géné-ralisa, quitte à occulter son sens premier puisque dorénavant tout voleur, qu’il dissimulât ou non ses traits, encourait la mort. L’autre crime appelant la sanction capitale était la fornication. Toutefois I’ALBA opère une distinction entre la fornication « simple » qui laisse la possibilité à l’accusé de se disculper par la prestation de serment et la fornication aggravée passible de mort. La première a été commise avec une femme du peuple — une provinciale. En cas de défaut de serment, le tarif de l’amende était fixé à une esclave, le choix du genre indiquant bien la fonction compensatrice de l’ancilla. L’autre fornication impliquait « l’épouse ou la soeur ou la fille d’un autre », ce qui du point de vue d’un Romain désignait un autre chef de famille, un autre capitalis. Les rédacteurs de l’ALBA entendaient défendre une morale sexuelle qui interdisait toute femme appartenant à une maison guerrière. Les chroniqueurs romains et les sources ecclésiastiques se plaisent à dénoncer la licence sexuelle des Celtes, Gaulois, Bretons ou Irlandais. L’ALBA offre un regard différent, celui d’une société qui conserve scrupuleusement l’honneur des femmes. La matière était si sensible qu’à titre d’exception les autori-tés romaines déléguèrent même le droit d’éliminer le coupable. « Morte moriatur », qu’il meure de mort ~. Le fornicateur était forban, livré à la vindicte du premier venu. Quant à sa comparse, son destin n’intéresse pas l’ALBA qui n’empiète pas sur la juridiction domestique et coutumière du chef de famille. Les inclinations à la fornication étaient sans doute rendues sensibles par la rareté des femmes inhérentes à la société militaire. Sans doute les soldats de l’Empire tentaient-ils de pallier ces manques en concluant des mariages par achat. L’ALBA interdisait à l’époux d’entretenir une concubine et punis-sait celui qui après s ‘être uni en mariage à son esclave décidait de la vendre. La pratique explique que les pénalités dans l’ALBA soient souvent données en esclaves, l’ancilla valant comme épouse potentielle. Elle évoque celle qui avait cours dans l’Irlande médiévale où des concubines, femmes de contrat pouvaient être achetées pour un an quitte à devenir épouses si elles se révélaient fécondes.
L’ALBA tente de réaliser l’adaptation d’une société tribale dominée par la coutume à une société étatisée gouvernée par la loi. Les communautés guerrières admettaient mal de devoir porter leur contentieux devant les autorités impériales. L’ALBA dut rappeler le caractère obligatoire de la compa-rution en justice, interdire le recours aux armes dans le prétoire et proclamer le principe de l’auto-rité chose jugée. Le serment fut l’occasion de frictions entre les autorités impériales qui entendaient promouvoir la foi jurée et les guerriers qui rechignaient à s’engager. À plusieurs siècles de distance, Giraud de Cambrie dénonce la perfidie des Irlandais qui n’hésitaient pas à se parjurer. La volonté individuelle est inefficace dans les sociétés tribales et l’on ne concevait guère de pouvoir s’engager pour des affaires relevant de la communauté. C’est la coutume qui fixait les règles de dévolution et la propriété ne pouvait être que familiale. L’ALBA s’efforça de convaincre ses nouveaux sujets de l’effet juridique du testament ou de la donation, de les accoutumer à la propriété individuelle. L’Empirer ce faisant, poursuivait son lent travail d’acculturation. Introduire la propriété privée, c’était ruiner la tradition et disloquer les puissantes parentèles.
Tout a priori opposait les autorités impériales aux sociétés gentilices. Pour les détourner de la coutume et les familiariser aux concepts juridiques romains, Rome devait se fonder, afin de les dénaturer, sur les bases mêmes de la structure sociale. L’Empire tira parti de la structure clanique des gentiles. Il renforça le rôle du chef de famille (le capitaIis) et le déclara garant des siens. C’était d’ailleurs l’un des principes de la politique romaine de l’époque que de responsabiliser certains échelons de la société. Appliqué à la structure celtique, il pourrait être à l’origine d’une des institu-tions caractéristique de la Bretagne du haut Moyen Âge, les machtiern, les chefs-garants .
L’investiture des chefs de famille se fit non sans quelque réticence et la loi montre qu’il y eut des irré-ductibles pour refuser d’apporter la garantie demandée, s’exposant ainsi aux pénalités prévues. Mais Rome savait tirer profit des vanités humaines. En prescrivant des amendes en esclaves, hommes ou femmes, elle faisait du procès l’occasion de renforcer la puissance du clan. À coup sûr l’esprit de chicane se développa au pays de l’ALBA et avec le procès à la romaine s’acheminait insidieusement l’idée d’une autre norme tandis que s’imposaient de nouvelles conduites. Certains regimbaient-ils encore à l’idée de comparaître devant le juge militaire? Le cours de la justice s’ouvrit aux majores natu. Aux côtés du juge, voire à sa place, siégeait une sorte de sénat local, un conseil tribal qui rassemblait les mieux-nés la noblesse guerrière que cette dignité attirait cette fois irrémédiablement dans le camp de Rome.
Ainsi à la fin de l’Empire, la Gaule septentrionale se partageait en deux grands ressorts. À l’Est, où avaient été établies les populations franques, s’appliquait la loi salique, le premier des règlements militaires promulgué dans les années 350 pour les auxiliaires francs de l’armée romaine. Dans le grand district militaire de la Gaule du Nord-Ouest, c’est-à -dire dans les trois provinces soumises au duc d’Armorique, les Lyonnaises seconde, quatrième et troisième qui comptaient une trentaine de communautés bretonnes, l’ALBA régissait les relations entre militaires et provinciaux. Les temps mérovingiens virent l’avancée des Francs et le recul de 1’ALBA qui se retrancha en Armorique deve-nue depuis lors Britannia. Au début du VIII°siècle, le texte ancien parut archaïque et l’on s’occupa de rédiger une nouvelle version. Preuve, s’il en est, du succès des législations “vulgaires “de l’Empire. L’apprentissage de la loi fut sans doute en Armorique un des legs les plus importants de Rome. Bien plus tard, la romanisation de la coutume de Bretagne en sera sans doute le témoin.
Soizick Kerneis