"La maison que s'est fait construire Yann ar Gwenn avec le produit de ses vers est totalement isolée. Une forêt de pins la domine et sert de promenade au vieux poète qui y passe souvent de longues heures. Deux fois par jour l'eau descend à dix ou douze mètre plus bas. L'aveugle écoute le bruit qu'elle fait en se brisant ou en glissant légèrement le long du rivage et il apprend par elle où en est le soleil. La maison est sans fenêtre. Comme son maître, elle est étrangère à la lumière du jour." (Prosper Saint Germain, cité par Daniel Giraudon, Chansons populaires de Basse-Bretagne sur feuille volante, p. 47)
"C'est un vieillard aveugle, ce pauvre vieillard couvert de guenilles est horrible à voir : quand il chante, sa bouche se tord en une affreuse grimace et ses yeux voilés d'une membrane blanchâtre, roulent dans leurs orbites comme des yeux de pigeon" (Luzel, cité par Daniel Giraudon)
Ce vieillard aveugle, est-ce que ce ne serait pas Gwenc'hlan, dont le nom "malade béni" semble aussi indiquer une maladie des yeux ? Gwenc'hlan est connu en Bretagne depuis au moins le 15ème siècle, où un poème en vers lui est consacré (An Dialog etre Artur, roe d'an Bretouned ha Guinglaff). Guinglaff, reclus dans une forêt non loin du Mené-Bré, et vivant de feuilles et de racines, est, par la grâce de Dieu, doué du don de prophétie. Arthur le capture et le force à prédire l'avenir. Cela rappelle étrangement les démélés de Merlin avec le roi Rodarchus dans la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth, dont s'est peut-être inspiré l'auteur breton anonyme de ce poème. A moins qu'il ne s'agisse d'une source commune.
D'ailleurs, une tradition bretonne relie clairement Gwenc'hlan et Merlin : "Klevout a ris komz eus Merlin gozh. Hemañ oa un den brudet, barzh, diouganer, achantour, ha bevañ a reas war Menez Bre, pa oa deuet war an oad" "J'entendis parler du vieux Merlin. Celui-ci était un homme célèbre, barde, devin, enchanteur et il vécut sur le Méné-Bré quand il devint agé"
Est-ce Gwenc'hlan, le vieillard aveugle de la gwerz recueillie par Jean-Marie de Penguern vers 1830 en Trégor ? C'est ce que pense Donatien Laurent en tout cas.
an den koz dall
1. mallos d’an de, mallos d’an nos
d’an douar a d’an env mallos
Maudit soit le jour, maudit soit la nuit,
que la terre et le ciel soient maudits
2. a dreist oll mallos d’ar môr
a tollas he spoum en arvor
Et surtout maudit soit la mer
qui jeta son écume sur le rivage
3. kredin c’hanon ne c’houllent ket
breman kredont pa e digoet
Ils ne voulaient pas me croire
Maintenant ils croient, puisque c'est arrivé
4. an den koz dall var he varc’h gwen
hag he vab krog er c’hanaben
Le vieillard aveugle sur son cheval blanc
Et son fils tenant le licou
5. voant vont o taou war ar mes
da klask plas d’ober tiegez
s'en allaient tous deux par la campagne
chercher une place pour leur maison
6. dre ma pellae deus he vro
an den koz dall skuille daero
A mesure qu'il s'éloignait de son pays,
Le vieil aveugle versait des larmes
7. eun tra poanius e da beb oad
nem distaga deus bro an tad
C'est chose pénible à tout âge
que de quitter le pays du père
8. en arvor neus mert an halek
a kav en peb douar he bleg
Sur la côte, il n'est que le saule
qui s'adapte à toute terre
9. va mab lavar din a breman
en pelec’h e momp-ni aman ?
Mon fils, dis-moi maintenant,
où sommes-nous ici ?
10. tawet an avel, tom an eol
stag ar marc’h ouz eur gruien teol
Le vent est tombé, le soleil est chaud.
Attache le cheval à une racine de parelle.
11. - teol aman neus a nep tu
oll na welan ken ne mert burlu
De parelles, il n'y en a nulle part
Partout je ne vois que digitales
12. - pelloc’h ! pelloc’h ! me an den dall
douar burlu zo douar fall
Plus loin, Plus loin : dit le vieil aveugle,
Terre à digitale est mauvaise.
13. pa weli burlu pe raden
ne sav ket da di en kichen
Quand tu verras digitale ou fougère,
Ne bâtis pas ta maison lÃ
14. - essoc’h a vi, va kred er vad
mesk an askol ag al linad
Tu seras mieux, crois-moi bien
Parmi les chardons et l'ortie
15. an douar en deus hon ganet
gant an douar omp oll maget
La terre nous a engendrés,
Par la terre nous sommes nourris
16. pini an dra genta va mab
dle d’ober eul labourer mad ?
Quelle est la première chose, mon fils
Que doive faire un laboureur ?
17. - hadet a dreuz hadet a c’hed
lec’h ma vo teil a vo ed
Semer en large, semer en long
Là où il y aura du fumier, il y aura du blé
18. an dra genta zo kaout teil
- holla ta ! honez zo an eil
L'essentiel est d'avoir du fumier
Mais non ! c'est la seconde des choses
19. an dra genta zo ar c’hleunia
hep ar c’hleunio na po netra
La première est de faire des talus.
Sans talus, tu n'auras rien
20. mar lesez te ta park dior
dal loened goe, d’an avel-môr
Si tu laisses ton champ ouvert
Aux bêtes sauvages et au vent de mer
21. ar pez a vano d’id ebars
na kargo ket ialc’hik ar varz
Ce qui t'y restera
Ne remplira pas la bourse du barde
22. arog ar goan vo aret
gant an adach na hasti ket
Avant l'hiver on labourera
Pour les semailles tu ne te presseras pas
23. ar gwinis penivit he vez
a divoanfe en eun nosvez
24. da anter noz dastum an had
goude lugerno an tantad
A minuit récolte les grains
Ensuite le brasier brillera
25. a me lar d’id bean e spou
irvin kement ag ar podou
26. mallos d’an hincho miliget
a da kement o deuz int groet
Malheur aux routes maudites
Et à ceux qui les ont faites
27. pa vo komeret war pep lec’h
d’ober hincho a deui nec’h
Quand on aura décidé en tout lieu
de faire des routes, viendra du souci
28. pa vo kemeret war pep plas
d’ober hinchô a deui c’hlas
Quand on aura décidé en chaque place
De faire des routes, viendra du mal
29. neuze deui an togo gwen
hag an trubuil hag an anken
Alors viendront les chapeaux blancs
Et le trouble et l'angoisse
30. hep tale koeo noz tewal
hag e c’heio ar bed da fall
Sans tarder tombera la nuit sombre
Et le monde ira à mal
Il y a un autre aveugle célèbre à qui une chapelle est dédiée au sommet du Méné-Bré :
Riwanon à Hoarvian : "si tu as engendré en moi un fils, je prie Dieu tout-puissant de faire qu'il ne voie jamais la lumière humaine !"
Hoarvian à Riwanon : "....S'il doit être privé de la vue humaine, qu'il plaise à Dieu tout-puissant de lui faire contempler dans les cieux les réalités célestes !..."
Tout comme Gwenc'hlan, saint Hervé devient devin par la grâce de Dieu. Son père Hoarvian était barde du roi franc Childebert, et Hervé est devenu en Bretagne le saint patron des musiciens et des chanteurs.
Le barde, aveugle et devin, était une tradition très bien ancrée en Bretagne jusqu'au 19ème siècle.
Voilà , j'ai fini pour ce soir. Si les spécialistes de la littérature irlandaise et des mythologies pouvaient nous parler des druides aveugles et de la cécité dans les traditions IE, histoire de faire le lien avec les survivances populaires contemporaines (ou presque), ça changerait de l'OBOD.
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