Décrivant la plaine s'étendant sur la rive gauche du Rhône, entre le massif des Alpilles, l'étang de Berre et la Méditerranée, plusieurs auteurs antiques ont relevé qu'une vaste portion de celle-ci est parsemée de galets et de blocs, que la végétation steppique ne parvient pas à dissimuler. Cette singularité explique qu'elle ait été dénommée λίθινον πέδον "Plaine de pierres" par Lycophron (cité par Eustathe, Commentaire à Denys le Périégète, V, 76), Campi Lapidei "la Plaine pierreuse / le Champs pierreux" par Pline (Histoire naturelle, III, 34), (πεδίον) Λιθῶδες "la Plaine pierreuse" par Strabon (Géographie, IV, 1, 7), lapideum "la Pierreuse" par Pomponius Mela (Description de la Terre, II, 71) et lapidarios campos "la Plaine pierreuse / le Champs pierreux" par Solin (Polyhistor, II, 6). D'après Pline, cette région constituait la frontière entre le territoire des Anatiliens et des Avatiques (Histoire naturelle, III, 36), mais aussi des Caenicenses. Ces galets et ces blocs, si particuliers à cette région, ont alimenté la curiosité des auteurs antiques et donné lieu à deux familles d'interprétations : mythologiques et géologiques.
Les interprétations mythologiques
Les interprétations mythologiques ont été les plus nombreuses. Dans tous les cas, ces pierres sont considérées comme les témoins d'un affrontement ayant opposé Hercule avec un adversaire local. Voyant son fils à cours de flèches pour se défendre, Zeus / Jupiter aurait fait pleuvoir ces pierres sur ses ennemis. Ces mythes divergent cependant sur deux points : l'identité des adversaires de Hercule et sa place au sein des douze travaux. Ainsi, au Ve s. av. J.-C., Eschyle situait la confrontation entre Hercule et Λιγύων εἰς ἀτάρβητον στρατόν "l'intrépide armée des Ligyens (Ligures)" lors de son périple chez les Hespérides (1) (Prométhée délivré, cité par Strabon, Géographie, IV, 1, 7). Au IVe s. av. J.-C., Lycophron rapportait ce même mythe, mais faisait de Λίγυος ("Ligys"), l'ancêtre mythique des Λιγυστίνους ("Ligystins", les Ligures), l'adversaire de Hercule. Dans cette version du mythe, Hercule était alors en quête des boeufs de Géryon (Eustathe, Commentaire à Denys le Périégète, V, 76). Aux Ier et IIe s. ap. J.-C., Pomponius Mela (Description de la Terre, II, 78) et le pseudo-Apollodore (Bibliothèque, II, 5, 10) firent de deux fils de Poséidon / Neptune les adversaires de Hercule ; Albion et Bergios selon le premier, Ἰαλεβίων ("Ialébion") et Δέρκυνος ("Dercynos") selon le second. Aussi, selon le pseudo-Apollodore, ce mythe se situerait après le vol des boeufs de Géryon, puisque Ialébion et Dercynos cherchèrent à s'emparer du troupeau lors de son passage en Ligurie (Bibliothèque, II, 5, 10).
Les interprétations géologiques anciennes
Dans un ouvrage aujourd'hui disparu d'Aristote, on trouve trace de la plus ancienne explication alternative à l'origine des pierres parsemant la plaine de la Crau (IVe s. av. J.-C.). L'auteur faisait de ces pierres les dépôts corrélatifs d'un type de tremblement de terre qu'il dénomme βραστῶν ("brastes"), c'est à dire de séismes à composante verticale, qui auraient détaché (des reliefs voisins) d'importants volumes de roches venus s'accumuler ici (Strabon, Géographie, IV, 1, 7). A la transition entre le IIe et le Ier s. av. J.-C., Posidonios d'Apamée émit l'hypothèse que les galets de la Crau aient pu provenir d'anciens sédiments lacustres indurés, avant d'être fragmentés sur place et polis (Histoires, cité par Strabon, Géographie, IV, 1, 7).
(1) Les vestiges du texte d'Eschyle ne permettent pas de dire s'il se rendait au jardin des Hespérides (11e travail d'Hercule), ou dans le domaine de Géryon (10e travail d'Hercule), également situé en Hespérie selon Sénèque (Hercule sur l'Oeta, acte IV, scène 1 ; Hercule furieux, acte II, scène 1).
Eustathe, Commentaire à Denys le Périégète, V, 76 :"Après les Massaliotes viennent les Ligyes, que Lycophron appelle Ligystins. Ils sont ainsi nommés d'un certain Ligys, qui voulait arrêter Héraclès allant à la conquête des boeufs de Géryon : et alors, à ce que disent les fables, Héraclès manquant de toute espèce d'armes pour se défendre, pria Zeus de lui venir en aide ; le dieu, ayant rassemblé un nuage, en fit pleuvoir des pierres : de là entre Massalie et Rhéginé la plaine de pierres, toute couverte de pierres grosses à remplir la main, qui selon les savants seraient des fragments de rochers brisées par des coups de foudre incessants ou des exhalaisons typhoniques : c'est ainsi que de grandes roches plates auraient été mis en menus morceaux, à ce que disent ceux qui laissent la fable radoter à son aise."
Pline, Histoire naturelle, III, 34 :"Au-delà, les fossés qui partent du Rhône, travail célèbre de C. Marius, et qui porte son nom ; l'étang Mastramela ; Maritima, ville des Avatiques, et, au-dessus, des champs de pierre (la Crau) qui gardent la mémoire des combats d'Hercule ; la région des Anatiliens, et, dans l'intérieur, celle des Désuviates et des Cavares. En revenant à la mer, Tricorium ; puis, dans l'intérieur, les régions des Tricolles, des Vocontiens et des Segovellaunes, puis des Allobroges ; sur la côte, Marseille des Grecs Phocéens, alliée ; le promontoire Zao, le port Citharista ; la région des Camatulliques, puis les Sueltères ; et au-dessus les Verrucins ;"
Pomponius Mela, Description de la Terre, II, 71 :"Entre Massilia et le Rhône, les Avatiques possèdent Maritima sur les bords d'un lac. A l'exception de la Fossa-Mariana, canal de navigation qui conduit à la mer une partie des eaux de ce fleuve, cette côte ne présente rien de remarquable, et a été surnommée Pierreuse. On rapporte à ce sujet qu'Hercule ayant épuisé ses flèches dans un combat contre Albion et Bergios, fils de Neptune, implora Jupiter, qui fit pleuvoir sur les ennemis de son frère une grêle de pierres. On serait, en effet, tenté de le croire à cette pluie, à la vue de cette vaste plaine toute couverte de cailloux."
Solin, Polyhistor, II, 5-6 :"Qui ne sait, en effet, que l'on doit attribuer soit le nom, soit la fondation du Janiculum à Janus, du Latium et de la Saturnie à Saturne, d'Ardée à Danaé, de Poliéon aux compagnons d'Hercule ; de Pompéies, ville de Campanie, à Hercule lui-même, parce que, vainqueur, il avait amené d'Espagne en grande pompe des troupeaux de boeufs ? En Ligurie, il y a des champs appelés Pierreux, parce que, pendant un combat livré par Hercule, il plut, dit-on, des pierres."
Strabon, Géographie, IV, 1, 7 :"Bien que le fait de ces poissons qu'on peut pêcher en creusant la terre soit déjà merveilleux en lui-même, la côte que nous venons de décrire nous offre quelque chose de plus merveilleux encore si l'on peut dire. Il s'agit d'une plaine située entre Massalia et les bouches du Rhône à une distance de 100 stades de la mer, et dont le diamètre (elle est de forme circulaire) a également 100 stades. Son aspect lui a fait donner le nom de Champ des Cailloux : elle est couverte, en effet, de cailloux gros comme le poing, sous lesquels pousse de l'agrostis, en assez grande quantité pour nourrir de nombreux troupeaux. Il s'y trouve de plus vers le milieu des eaux [saumâtres qui en se concentrant] deviennent des étangs salés [et qui en s'évaporant] laissent du sel. Toute cette plaine, ainsi que le pays situé au-dessus, se trouve fort exposée aux vents, mais surtout aux ravages du mélamborée, bise glaciale assez forte, dit-on, pour soulever et faire rouler une partie de ces cailloux, voire même pour précipiter des hommes à bas de leurs chariots, en leur enlevant du coup armes et vêtements. Aristote pense que toutes ces pierres ont été vomies à la surface du sol à la suite de quelque tremblement de terre, de la nature de ceux qu'on connaît sous le nom de brastes, et qu'entraînées par leur poids elles ont tout naturellement glissé vers ce fond et s'y sont entassées. Mais, suivant Posidonius, cette plaine n'est autre chose qu'un ancien lac, dont la surface, par suite d'une agitation ou fluctuation violente, s'est solidifiée, puis disloquée en une infinité de pierres toutes également polies, toutes de même forme et de même volume, comme sont les cailloux des rivières et les galets des plages, ressemblance du reste qui avait frappé Aristote aussi bien que Posidonius, mis dont ces auteurs ont cherché la cause, chacun à sa manière. En somme, la double explication qu'ils ont donnée du phénomène offre en soi de la vraisemblance, car il faut nécessairement que des pierres ayant cet aspect et cette disposition aient perdu leur nature primitive et se soient formées d'une concrétion de l'élément liquide, ou détachées de grandes masses rocheuses par le fait de déchirures incessantes [et régulières]. Toutefois Eschyle, qui connaissait déjà le phénomène, soit pour l'avoir observé [par lui-même], soit pour en avoir entendu parler à d'autres, l'avait jugé inexplicable et comme tel l'avait converti en fable. Voici en effet ce qu'il fait dire à Prométhée dans ses vers pour indiquer à Hercule la route qu'il doit suivre du Caucase aux Hespérides : " Puis tu rencontreras l'intrépide armée des Ligyens, et, si grande que soit ta vaillance, crois-moi, elle ne trouvera rien à redire au combat qui t'attend : à un certain moment (c'est l'arrêt du destin) les flèches te manqueront, sans que ta main puisse trouver sur le sol une seule pierre pour s'en armer, car tout ce terrain est mou. Heureusement, Jupiter aura pitié de ton embarras, il amassera au-dessous du ciel de lourds et sombres nuages, et fera disparaître la surface de la terre sous une grêle de cailloux arrondis, nouvelles armes qui te permettront alors de disperser sans peine l'innombrable armée des Ligyens. " Sur ce, Posidonius demande s'il n'eût pas mieux valu faire pleuvoir ces pierres sur les Ligyens eux-mêmes et les en écraser tous que d'imaginer qu'un héros comme Hercule ait pu avoir besoin de tant de pierres [pour se défendre !]. - Mais non, dirons-nous à notre tour, car il fallait bien donner au héros des armes innombrables, du moment qu'on lui opposait d'innombrables ennemis. Voilà donc un premier point, ce semble, sur lequel le mythographe a raison contre le philosophe; ajoutons que tout le reste du passage échappe de même à la critique par la précaution que le poète a prise de s'y retrancher derrière un arrêt formel du destin ; et en effet, que l'on se mette une fois à discuter les arrêts de la Providence et du destin, et l'on ne trouvera que trop d'occasions semblables de dire, soit à propos des événements de la vie humaine, soit à propos des phénomènes naturels, que les choses arrangées de certaine façon eussent été mieux que comme elles sont ; qu'il eût mieux valu, par exemple, que l'Égypte dût sa fertilité à des pluies abondantes et non aux crues de l'Éthiopie, qu'il eût mieux valu aussi que Pâris, en faisant voile vers Sparte, pérît dans un naufrage au lien d'expier tardivement, sous les coups de ceux qu'il avait offensés, l'injuste enlèvement d'Hélène, et le trépas de tant de Grecs et de barbares, ce qu'Euripide n'a pas manqué de rapporter à la volonté même de Jupiter " Car Jupiter, voulant la ruine des Troyens et le châtiment de la Grèce, avait décidé qu'il en serait ainsi. ""