La leuga / leuca était une unité de longueur gauloise. La Liste de Vérone (transition du IIIe-IVe s. ap. J.-C.) et l'Histoire des Goths (XXXVI) de Jordanès (milieu du VIe s. ap. J.-C.) indiquent que la lieue équivalait à mille cinq-cent pas, soit 1,5 mille romain. Cette équivalence est également attestée par Ammien Marcellin qui indiquait que quatorze lieues équivalent à vingt-et-un milles (Histoire de Rome, XVI, 12, 8) (1). Le nom de cette unité de mesure provient très certainement d'une racine indo-européenne *leu, signifiant "couper / séparer", la leuga coupant la route en sections. Bien que selon Hésychios d'Alexandrie et Jordanès, ce terme se rapporterait à une unité de mesure spécifiquement gauloise (Lexique, Λ 717 ; Histoire des Goths, XXXVI ), X. Delamarre (2003) a quant à lui émis des doutes quant à la celticité de ce terme.
D'après le travail de Jacques Dassié (1999), la confrontation des informations tirées des itinéraires anciens et des bornes leugaires avec la réalité topographique a permis de mettre en évidence l'existence d'une lieue de plus grande dimension, dont la valeur a dû osciller autour de 2,45 kilomètres (± 50 mètres) selon la valeur du pied en vigueur dans les différentes cités. Jacques Dassié considère que cette grande lieue, la grande lieue gauloise, était une unité de mesure typiquement indigène, qu'il oppose à une lieue romanisée dont la valeur avoisinait 2,22 kilomètres. Les modifications ayant affecté cette unité de mesure à l'époque gallo-romaine ont visiblement été effectuées en vue de l'homogénéiser et de faciliter la conversion avec le mille romain.
Une unité de mesure spécifique à la Gaule chevelue.
D'après Ammien Marcellin (Histoire de Rome, XV, 11, 17) et la Table de Peutinger(2), cette unité de distance était en vigueur à partir de Lugdunum (Lyon). Cette information est confirmée par l'Itinéraire d'Antonin, et plus précisément le trajet reliant Mediolano (Milan) à Gessoriaco (Boulogne-sur-Mer), puisque à partir d'Asa Paulini (Anse, Rhône) - une localité voisine de Lyon - les distances sont exprimées à la fois en lieues gauloises et en milles romains (359, 2). En amont, notamment dans la province de Gaule narbonnaise, seul le mille romain est utilisé. Ces observations trouvent leur explication dans un passage de la Géographie de Strabon, dans lequel il est indiqué qu'en 20-19 av. J.-C., Marcus Vipsanius Agrippa en fit le point de départ de quatre grandes voies traversant la Gaule à Lugdunum (Géographie, IV, 6, 11). Les itinéraires traversant les provinces impériales de Gaule chevelue furent visiblement arpentés depuis cette ville en utilisant une unité de mesure locale, la lieue gauloise, tandis que ceux traversant la province sénatoriale de Gaule narbonnaise, étaient depuis longtemps arpentés en milles romains. Ceci explique certainement pourquoi la leuga n'était pas en vigueur en Narbonnaise.
Les changement d'unité de distance ne se faisait pas uniquement au niveau de Lugdunum, mais également le long de certaines autres voies, lors de leur entrée sur le territoire d'une province gauloise. Ainsi, sur l'Itinéraire d'Antonin relatant le cheminement entre Tauruno (Zemun) en Pannonie et Harenatio (Rindern) en Germanie inférieure (241, 1/2 - 256, 3), le mille romain est utilisé depuis le point de départ jusqu'à Ad Fines (Pfyn), aux confins de la Rhétie. A partir de Vituduro (Winterthur), dans la cité des Helvètes (province de Gaule belgique du temps d'Agrippa, Germanie supérieure lors de la rédaction de l'Itinéraire d'Antonin), le mille romain et la lieue gauloise sont utilisés conjointement, puis alternativement.
Quelques exceptions notables.
Quelques exceptions notables peuvent néanmoins être observées ça et là. Ainsi, sur l'Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, les distances y sont exprimées en lieues sur la via Aquitania entre Burdigala (Bordeaux) et Tholosa (Toulouse), après quoi, dés le relais routier d'ad Nonum (Pompertuzat, Haute-Garonne), seul le mille romain est utilisé. Toute la section comprise entre le relais routier de Bucconis (L'Isle-Jourdain) et Tholosa (Toulouse) se trouvait dans la cité des Tolosates, soit dans la province présidiale de Narbonnaise première au IVe s. ap. J.-C., c'est à dire la portion occidentale de l'ancienne province de Gaule narbonnaise.
Ce même passage de l'Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem est particulièrement instructif, puisqu'on y trouve aussi les seules attestations de l'utilisation de la lieue en Novempopulanie. En effet, les preuves de l'usage de la lieue dans la province d'Aquitaine abondent, sauf au niveau des territoires qui constituaient l''Aquitaine pré-romaine. Dans cette région, les grands itinéraires n'utilisent que le mille romain comme unité de mesure et auccune borne leugaire n'y est mentionnée. Cette absence témoigne du fait que les Aquitains pré-romains ignoraient l'usage de cette unité de mesure et que par la suite, ils lui préférèrent le mille romain. Ainsi, l'utilisation de la lieue dans les portions de la via Aquitania traversant les cités des Vasates, des Élusates et des Ausques est unique.
Utilisation de la lieue dans les territoires conquis plus tardivement.
Dans plusieurs régions conquises après le second séjour de Marcus Vipsanius Agrippa en Gaule, la lieue a également été utilisée. Le plus commun de ces territoires, c'est que tous ont été conquis depuis des provinces où cette unité de mesure était en vigueur. Ainsi, la lieue gauloise a été utilisée dans la ciuitas Aelium Cananefatum "cité Aelia des Cananefates", sur la rive droite du Rhin (Germanie inférieure). En témoignent les bornes leugaires découvertes à La Haye (AE 2003, 1232) et 1148b) et Ryswick (CIL 17-02, 587 ; AE 1965, 118), toutes datées du milieu du IIIe s. ap. J.-C.
Dans la province de Germanie supérieure, on remarquera que la lieue gauloise a été également utilisée sur la rive droite du Rhin, comme en témoignent la mention faite sur la Liste de Vérone(3), et un certain nombre de bornes leugaires. Ceci implique que lorsque les Champs Décumates ont été annexés par les Romains, puis intégrés à la province de Germanie supérieure, l'usage de cette unité de mesure gauloise a donc été importée :
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Dans la ciuitas Taunensium "cité des Taunenses", une borne leugaire a été identifiée à Friedberg (CIL 17-02, 624 ; 13, 9123 (4, p 125)) et datée de 250 ap. J.-C.
Dans la ciuitas Aurelia Aquensis "cité Aurelia des Aquenses", sept bornes leugaires ont été découvertes. Elle proviennent respectivement de Ellmendingen (CIL 17-02, 652 ; 13, 9114), Nöttingen (CIL 17-02, 650 ; 13, 9113 (4, p 147)), Rastatt (CIL 17-02, 644 ; 13, 9115) et les quatre autres de Sinzheim. Toutes sont datées de la première moitié du IIIe s. ap. J.-C.
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Dans la ciuitas Ulpia Sueborum Nicrensium "cité Ulpia des Suèves nicrenses", les bornes leugaires de Heidelberg attestent de l'utilisation de cette unité de mesure.
Notes
(1) Le mille romain valait entre 1478 et 1482 mètres, selon les estimations. Suivant l'équivalence donnée par la Liste de Vérone et Jordanès (Histoire des Goths, XXXVI), la lieue gauloise mesurait donc entre 2217 et 2223 mètres.
(2) Sur la Table de Peutinger, au niveau de Lyon, figure la mention (altérée) Lugduno caput Galliay usque hic legas "Lugdunum capitale des Gaules. Jusqu'ici, ce sont des lieues".
(3) Sur la Liste de Vérone, l'extension des possessions romaines sur la rive droite du Rhin est exprimée en lieues : trans castellum montiacesenam LXXX leugas trans renum romani possederunt "Au-delà de Castellum Mattiacorum, les Romains ont possédé les 80 lieues après le Rhin". C'est d'ailleurs après cette précision que l'équivalence entre la lieue gauloise et le mille romain a été indiquée.
Ammien Marcellin, Histoire de Rome, XV, 11, 17 :"De là, sans avoir rien perdu de ses eaux, il passe entre la Savoie et le pays des Séquanais, poursuit son cours, laissant à sa droite la Viennoise, à sa gauche la Lyonnaise, et forme brusquement le coude après s'être associé l'Arar, originaire de la première Germanie, qu'on appelle dans ce pays la Saône, et qui perd son nom dans cette rencontre. C'est ici que commence la Gaule, et les distances se mesurent, à partir de ce point, non plus par milles, mais par lieues."
Ammien Marcellin, Histoire de Rome, XVI, 12, 8 :"La trompette sonna aux premières lueurs du jour, et l'infanterie se mit en marche d'un pas mesuré, flanquée sur les deux ailes par la cavalerie, qui était elle-même renforcée des deux redoutables corps des cataphractes et des archers à cheval. L'armée avait encore quatorze lieues ou vingt-un milles à franchir, de son point de départ au camp des barbares, quand Julien, dans sa prudente sollicitude, rappela tous ses avant-postes, donna le commandement de halte, et, se plaçant au centre de l'armée distribuée en sections formant le coin et qui rayonnaient autour de sa personne, avec cette élocution paisible qui lui était naturelle, leur adressa ce discours."
Jordanès, Histoire des Goths, XXXVI :"Aux Romains, en effet, se joignirent, comme auxiliaires, des Francs, des Sarmates, des Armoricains, des Litiens, des Burgundes, des Saxons, des Ripuaires, des Ibrions, jadis soldats de l'empire, mais alors appelés seulement comme auxiliaires, et quelques autres nations celtiques ou germaniques. On se rassembla dans les champs Catalauniques, appelés aussi Mauriciens. Ces champs ont cent lieues eu longueur, comme les appellent les Gaulois, et soixante-dix en largeur. Or, la lieue gauloise se compose de quinze cents pas. Voilà donc ce coin du monde devenu l'arène de peuples innombrables."
Strabon, Géographie, IV, 6, 11 :"Comme la ville de Lugdunum s'élève au centre même de la Gaule et que, par sa situation au confluent de deux grands fleuves et à proximité des différentes parties de la contrée, elle en est pour ainsi dire l'acropole ou la citadelle, Agrippa l'a choisie pour en faire le point de départ des grands chemins de la Gaule, lesquels sont au nombre de quatre et aboutissent, le premier, chez les Santons et en Aquitaine, le second au Rhin, le troisième à l'Océan et le quatrième dans la Narbonnaise et à la côte massaliotique. On peut cependant encore, en laissant sur sa gauche Lugdunum et le pays situé juste au-dessus de cette ville, prendre dans le Poeninus même un autre sentier, passer au bout de ce sentier soit le Rhône, soit le lac Lemenna, pour entrer dans les plaines des Helvètes, puis, par un des cols du Mont Joras, pénétrer sur le territoire des Séquanes et gagner ensuite, chez les Lingons, l'endroit où se bifurquent le grand chemin du Rhin et celui de l'Océan."